| ANNEXE I : Quelques considérations sur la lectureCeci n'est pas un mode d'emploi, mais une suite d'indications, de conseils pour lire la littérature, à adapter à son tempérament, ses aptitudes, qui marcheront pour certains, et pas pour d'autres...
-
Comme pour toute forme d'art, la beauté de la littérature ne se rencontre pas en forçant
les choses, et surtout pas en se forçant soi-même... Mieux vaut attendre
le bon moment, guidé par l'envie, quitte à la provoquer un peu (en essayant
de temps en temps pour voir si la connexion se fait ou pas), plutôt
que de se contraindre à ouvrir un "classique" en bon élève appliqué
soucieux de mettre Proust ou Musil dans son bagage culturel... C'est la
pire manière de procéder. Il convient donc de prendre le livre qui fait
de l'œil, qu'on a envie d'ouvrir à tel moment, et non suivre un
programme, et passer à un autre si la rencontre ne se produit pas au
bout de quelques pages.
- Même s'il n'y a pas de mode d'emploi de la
lecture, et si ça dépend de chacun, je crois qu'il faut essayer de
doser sa lecture, en fonction du temps dont on dispose, de la
disponibilité de son esprit, et du type d'œuvre qu'on aborde. Certaines
œuvres se prêtent plutôt à une plongée profonde et continue dans
leur univers captivant, enivrant, où on s'immerge avec un vertige dont
on n'a pas envie de sortir avant la fin du livre (Absalon ! Absalon de Faulkner, ou Voyage au bout de la nuit
de Céline, par exemple). D'autres se goûtent par petites doses, le
soir, au coucher, comme un feuilleton délicieux (les romans de Dickens,
par exemple). Il n'y a pas de règle, pas de méthode, mais chaque
lecture s'adapte à l'œuvre, et il est par conséquent plus pertinent de
commencer certains livres pendant des vacances, qui permettent
de leur accorder l'attention soutenue qu'ils requièrent, et de
longues heures d'affilée (les œuvres de Claude Simon, par exemple)...
-
Il est tout à fait possible d'entamer plusieurs lectures à la fois, non
pas en les alternant de manière systématique et absurde, mais pour
avoir sous la main le livre qui convient au moment où on a telle
disposition d'esprit. Il ne faut pas s'obstiner dans une lecture à laquelle on n'accroche plus, sous
prétexte qu'on l'a commencée et que, jusque là, on s'y trouvait
bien. Ne pas non plus y renoncer, mais la mettre de côté, en
attendant que ça revienne. Certaines lectures peuvent s'étaler sur des
semaines, surtout quand le style en est ardu et demande que vous
retrouviez la concentration et l'ouverture nécessaires... Ouvrez plutôt
un autre livre plus facile... Il est donc légitime d'avoir en
"chantier" 3, 4 ou 5 lectures à la fois, le but étant la plus grande
liberté d'approche possible... Mais cela dépend de la tournure d'esprit du lecteur.
- Plus important encore : je recommande de lire les textes littéraires de qualité à voix haute dans sa tête, ce qui
signifie prononcer les mots en esprit, les faire sonner pour les
entendre et goûter leur musique. Les plus belles proses, comme celles
de Flaubert, Proust, Céline, Simon, ont autant de force musicale que
des poèmes, et ne pas se les "dire" en rate la beauté... Or, certains
"grands" lecteurs, ceux qui lisent beaucoup, ont tendance, par
habitude, à lire les mots sans forcément les entendre, plus sensibles
au récit, à l'histoire racontée, qu'à la musique. Ça serait vraiment
dommage... En plus, cela fait lire plus lentement et donc durer
le plaisir...
-
On peut encore aller plus loin, mais ça devient plus
difficile à réaliser : trouver le ton, le rythme, la diction justes, ce
qui n'est parfois vraiment pas évident, surtout chez les écrivains du
XXème siècle, notamment ceux dont l'écriture est influencée par la voix
d'acteurs, quand ils ont écrit pour la radio ou le théâtre, et que cela
se retrouve dans leurs romans, par exemple. Ainsi, Thomas Bernhard, ou
Robert Pinget (non cité dans la liste), supposent cet effort pour bien
les lire, car le rythme, selon qu'on l'a trouvé ou non, détermine
complètement la "réussite" de la lecture, et la rencontre de l'auteur,
que l'on peut totalement rater autrement. Ruse pour y parvenir
: se faire "lire" le texte par un acteur, une voix que l'on
connaît et qui correspond bien au texte, révélant sa saveur. Par
exemple, pour lire du Pinget ou du Dubillard, avoir dans l'esprit la
voix de Claude Piéplu, et surtout sa diction, sa façon d'accentuer,
d'articuler, est efficace. Bien sûr, c'est un nom qui ne vous dit rien,
mais vous trouverez l'équivalent dans votre réservoir personnel de voix
d'acteurs. Écouter les pièces radiophoniques lues par de grands
comédiens sur France Culture aide bien pour se faire l'oreille, et habitue à se "faire lire" les textes... C'est
un aspect contraignant, mais la littérature est de la musique, et
il faut donc l'entendre. Cela dit, ce que je conseille là ne vaut
que si on n'arrive pas spontanément à trouver le ton juste, à entrer
dans un style.
Littérature et cinéma :
pourquoi il ne faut pas voir les adaptations cinématographiques des grands livres avant de les lire.
Vous
trouverez à plusieurs reprises ce conseil au fil des pages de ce
guide. Il ne s'agit pas d'avoir une attitude inutilement puriste,
mais de prendre en compte une différence essentielle entre la
littérature et le cinéma, qui fait que le cinéma ne peut
qu'appauvrir la puissance des grandes œuvres littéraires. Il faut
d'abord comprendre que la littérature tire sa force évocatrice, sa
puissance émotionnelle, du fait paradoxal que, contrairement à ce
que l'on croit souvent, on ne se représente pas réellement ce qui
est décrit par les mots. On me rétorquera naïvement : "mais
si, je vois le personnage, le lieu, la pièce, le monstre"
etc... En réalité, vous avez des impressions vagues, des bribes, un
horizon fantomatique et imprécis, mais pas des images réalistes,
fiables, définies, de ce qui est évoqué. Soyez attentif à ce que
les mots évoquent, et vous "verrez" qu'ils ne vous
montrent en réalité pas grand-chose, parce que votre imagination
est piégée par les mots, mais que les mots ne sont pas les choses,
qu'ils ne peuvent pas vraiment vous montrer... Vous êtes déçu ? La
littérature serait-elle donc pauvre et trompeuse ? Trompeuse, oui,
bien sûr, comme tout art, d'une certaine manière... Mais pas pauvre
: en effet, cette apparente faiblesse est au contraire ce qui fait la
force de la littérature, dont le caractère allusif est l'essence
même, et ce qui fait sa puissance inégalée par les autres arts,
qui donnent à voir ou à entendre ce que les mots ne font que
suggérer, laissant votre imagination dans un flou riche de
possibilités infinies que laissent se déployer vos impressions
confuses. Or, ce flou, ce caractère allusif, le cinéma le saccage,
parce que son essence à lui, c'est de montrer, de donner à voir
avec plus ou moins de précision, en donnant à tel personnage
littéraire le visage, les mimiques, la peau, les
yeux de tel acteur, alors que vous ne saisissiez à la lecture que de vagues traits, une impression d'ensemble.
Ce qui était un halo plein de possibles, devient
tout à coup une personne définie, elle et pas une autre. Bien sûr,
l'acteur peut être excellent, ça n'est pas le problème, mais il
n'est pas et ne peut pas être le personnage littéraire. Il est de chair
et de sang, singulier, enfermant dans ses particularités individuelles
la richesse du personnage créé par les mots, réduisant celui-ci aux
traits et au caractère d'une personne réelle, malgré les qualités du
jeu d'acteur. De même pour les lieux, les
objets etc... La force propre à la littérature, et à elle seule,
fait alors, dans le meilleur des cas, place à la force du cinéma,
mais ça n'est plus la même chose, et surtout, ça n'est plus de la
littérature. Enfin, si on aime vraiment ce qui fait les grands
écrivains, c'est-à-dire le style, il est bien clair que celui-ci
réside dans l'écriture, dans l'usage de la langue, et que cela,
particulièrement, est nécessairement détruit par le passage au
style du cinéaste. Le langage littéraire n'est pas le langage
cinématographique. Les mots ne sont pas les images.
Cela
étant éclairci, cela ne veut pas dire qu'un grand roman mis en images ne
devient pas un grand film. "Le Procès" de Kafka mis en
scène par Orson Welles, ça devient une autre grande œuvre, mais de
cinéma cette fois. Il s'agit dans cet exemple de deux génies.
Malheureusement, c'est très rarement le cas, et, le plus souvent,
les cinéastes qui s'emparent des grandes œuvres littéraires les
trahissent et les gâchent. Et puis, voir l'adaptation
cinématographique avant de lire l'œuvre littéraire vous condamne à
mettre désormais sur le personnage de roman les traits de l'acteur qui a joué
son rôle... Votre imagination n'est plus libre, elle est figée par
les images du film. Et sincèrement, je vous plains de vous
représenter Madame de Merteuil, dans "Les liaisons
dangereuses", sous les traits de Glenn Close... Personnellement,
je ne m'en remettrais pas, surtout que l'œuvre de Laclos est un
bijou qui se suffit à lui-même...
Enfin, pour que le tour de la
question soit complet, il existe aussi plein de romans de deuxième
ordre, de livres médiocres qui, au contraire, vont faire
d'excellents scénarios de films, leur adaptation cinématographique
permettant de les transfigurer, comme les romans policiers, ou à plus
forte raison les pièces de théâtre. C'est pourquoi ce que je vous dis
ici
concerne vraiment les grandes œuvres dont la force est proprement
littéraire, mais pas tous les romans en général.
Pourquoi
cette rubrique ne cite-t-elle pas les grandes références reconnues dans
tous les manuels, comme Zola, Maupassant, Gautier, Dumas, Gœthe,
Tolstoï etc ?
D'abord, bien sûr,
je ne les ai pas tous lus, mais j'ai tout de même fréquenté un certain
nombre d'entre eux, et la raison principale est donc bien plutôt une
question de goût. Je comprends bien que ça peut paraître étrange, mais,
comme cela transparaît dans les choix retenus, j'aime surtout la
littérature du XXème siècle, et les univers stylistiques forts, le
travail formel sur la langue. Or, le siècle dernier a été
particulièrement marqué par de telles démarches, plus que les siècles
précédents, et il est assez compréhensible que j'aie plus d'affinités
avec les auteurs proches de mon temps et de ma sensibilité qu'avec ceux
des époques précédentes. Je conçois que cette raison ne satisfasse pas
les amoureux de littérature antérieure aux XIXème et XXème siècles, et
que cela choque même ceux qui, conformément à la vulgate officielle,
vouent un culte aux grands anciens, comme Homère, Dante ou Cervantès,
pour en citer trois parmi les plus importants... Or, précisément, j'ai
lu ces trois là, et, si j'y trouve un intérêt, comme à peu près tous
les lecteurs, ça me parle néanmoins infiniment moins que Proust,
Céline, Simon et beaucoup d'autres, qui décrivent un monde qui n'est
pas loin du mien... J'irai même jusqu'à dire que, par-delà l'intérêt
universel de la figure de "Don Quichotte", par exemple, la lecture de ses aventures devient assez vite ennuyeuse... Idem pour "La Divine Comédie",
qui séduira plus les érudits que les amateurs de littérature, par la
quantité de références dont cette œuvre est truffée, et sans
lesquelles elle est difficilement compréhensible... Quant à l'écriture
d'un Homère, elle est, malgré son intérêt indéniable et le plaisir que
j'y trouve, si loin des finesses des grands écrivains du XXème siècle
que j'ai cités... Pour ce qui est des grands prosateurs évoqués
dans le titre, les Maupassant, Zola, Tolstoï, Gœthe etc, j'aime les
lire, je les connais, mais ne leur trouve pas assez d'originalité
stylistique pour les inclure dans cette rubrique axée avant tout sur ce
critère. Ils racontent très bien, je ne nie pas leurs qualités que je
sais goûter, mais elles ne correspondent pas aux exigences de ce guide,
et, de toutes façons, ces références sont accessibles partout, à
commencer par les manuels scolaires, et n'ont pas besoin d'être
soulignées ici... Et puis, il faut encore que je lise Racine,
Shakespeare, parmi quelques-autres de ces grands
écrivains, avant de pouvoir m'en faire une idée... Il n'est donc pas
impossible que certains d'entre eux "entrent" dans cette rubrique dans
les années à venir.
| |
|
|
|
|