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LITTÉRATURE



"Quand je pense à tous les livres qui me restent à lire, j'ai la certitude d'être encore heureux"
(Jules Renard - Journal, 24 juin 1902)             


Il y a essentiellement deux grandes catégories d'auteurs. Les plus nombreux, l'immense majorité, sont les conteurs, ceux qui racontent des histoires plus ou moins bien, et intéressent par le récit. Et il y a ceux qui travaillent la langue, et inventent un style original, marquant l'histoire littéraire plus que les autres, parce que leur univers n'est pas seulement dans les histoires bien mises en œuvre, mais aussi dans une approche formelle qui leur donne un caractère exceptionnel. C'est surtout (mais pas exclusivement) de ces derniers que parle cette page, car ce sont les expériences de lecture les plus fortes...

- Désolé de ne pas évoquer les auteurs de science-fiction ou de romans policiers, mais je les connais très peu, et les romans que j'ai lus relèvent plus du divertissment que de l'art... Je suis tout prêt à croire qu'on y trouve des chefs-d'œuvre, mais je n'en ai pas rencontrés.

- On peut s'étonner du peu de références données dans cette page consacrée à la littérature, par rapport au nombre beaucoup plus important concernant le cinéma et la musique. Une première raison est que le temps de la lecture est très sensiblement plus long que celui d'un film ou d'un disque, ce qui fait que j'ai certainement lu moins de livres que vu de films ou écouté de disques. Une deuxième raison, qui se devine par mes propos, est que j'avoue avoir une exigence extrême à l'égard de la littérature, et que les grands livres sont très peu nombreux... Quelques dizaines de livres bien choisis suffisent à faire la plus belle bibliothèque... 


- Remarque importante : ne lisez pas la préface ni la 4ème de couverture avant de lire un livre ! En effet, dans les deux cas, il est très fréquent que ces textes dévoilent le dénouement et une bonne partie du contenu de l'œuvre... C'est complètement idiot, mais c'est ainsi... Si les préfaces vous intéressent (bien souvent elles n'apportent pas grand-chose et servent davantage à exposer l'ego du préfacier qu'à éclairer l'œuvre), lisez-les après avoir lu l'œuvre... Quant à la 4ème de couverture, ça devrait presque être interdit, car, en quelques lignes, l'éditeur annule bien souvent tout suspense...


ANNEXE I : Quelques considérations sur la lecture



XVIème siècle

RABELAIS François (entre 1483 et 1494-1553)

Rabelais est connu pour ses "Gargantua" et "Pantagruel", personnages hauts en couleurs aux aventures délirantes, auxquels il faut ajouter le "Tiers Livre", le "Quart Livre", et récemment attribué à Rabelais, un Quint Livre, pour compléter l'ensemble, constituant une suite d'histoires truculentes, pleines de vie, dans une langue gouleyante, grivoise, grossière, inventive, jouissive... Le problème est que cette langue n'est pas facile d'accès, car loin de la nôtre : soit vous lisez une version aménagée (traduite en français moderne), soit vous lisez une édition en version originale, mais avec des notes explicatives, dont on se passe assez vite, quand on s'est adapté à cette écriture du XVIème siècle... Un des phares de la littérature.


XVIIIème siècle

SWIFT Jonathan (1667-1745)

"Les voyages de Gulliver" est le roman le plus connu de cet auteur irlandais, et n'est pas seulement le conte d'un homme qui devient un géant chez les Lilliputiens et un homoncule à Brobdingnag, mais un récit riche, fantastique (au sens littéraire du terme), mêlant humour, philosophie (rassurez-vous, ça n'est pas un traité de philosophie), réflexion sur la relativité des points de vue et critique de la politique... Une lecture jubilatoire pleine de fantaisie...



ROUSSEAU Jean-jacques (1712-1778)

"Les Confessions" n'est pas vraiment un roman mais une autobiographie. Si les aventures de Jean-Jacques peuvent finir par lasser avant la fin du livre, en revanche, son style est d'une qualité rare : moderne, fort, sonore, au rythme musical, puissant, avec un art consommé de l'effet...



LACLOS Pierre-Ambroise Choderlos de (1741-1803)


"Les liaisons dangereuses"
 est sans doute le meilleur roman épistolaire jamais écrit. Les deux personnages principaux, la marquise de Merteuil et  le vicomte de Valmont, sont des libertins qui, par défi puis vengeance, d'abord complices puis rivaux, échangent leurs expériences et se lancent dans une entreprise de manipulation de proies qu'ils veulent séduire et dépraver, un couple de jeunes gens d'une part, et une femme vertueuse d'autre part, que le vicomte va tenter de perdre... L'atmosphère est cynique, sulfureuse, immorale, et l'écriture moderne et d'une force impitoyable fait de ce roman un chef-d'œuvre. Ne regardez surtout pas le film de Stephen Frears qui en a été tiré, car, quelles que soient ses qualités, il va détruire la puissance allusive qui est le propre de la littérature, en donnant aux personnages des visages d'acteurs dont votre imaginaire ne pourra se débarrasser...


XIXème siècle

BALZAC Honoré de (1799-1850)

Sans doute l'écrivain français dont le nom est le plus connu (avec Zola), il a beaucoup écrit, principalement "La Comédie humaine", vaste fresque décrivant les comportements humains dans toutes les classes sociales et regroupant un grand nombre d'écrits de diverses sortes dont beaucoup de romans. Comme ces livres s'étalent sur plus de 20 ans, il y a une certaine évolution du style et du regard de l'auteur. Parmi les plus beaux, il me semble qu'on peut citer "Le père Goriot" et "Eugénie Grandet", en raison de la force du style. Le premier nous raconte le sacrifice d'un père qui fait tout pour permettre à ses deux filles d'accéder au plus haut rang social, poussant l'amour paternel jusqu'à l'abnégation la plus totale. Le deuxième nous montre le destin médiocre et raté d'une femme dont le père avare et tyrannique gâche l'existence. Oubliez les souvenirs scolaires et redécouvrez ces chefs-d'œuvre... Par contre, il faut reconnaître que beaucoup de livres de Balzac sont atteints d'emphase romantique, ce qui alourdit le récit et le rend, à mon goût, indigeste..



DICKENS Charles (1812-1870)

Tout le monde connaît ce nom, et, hormis les Anglais pour qui c'est un génie au même titre que Shakespeare, presque tout le monde croit que c'est de la littérature populaire sympathique mais sans plus, et très datée. C'est en fait un des plus grands écrivains de l'histoire, dont l'un des traits les plus remarquables, en plus de l'humour, est la capacité de dépeindre les personnages en quelques traits justes et très évocateurs. Ses descriptions des caractères ont une force, une efficacité et une truculence inimitables. Après avoir lu un roman de Dickens, on voit ses personnages dans la réalité, alors même qu'ils ont toujours quelque chose de caricatural. Les aventures de ses personnages, souvent dans la misère de l'Angleterre victorienne et industrieuse, sont parfois tragiques, parfois comiques, mais toujours vivantes, enlevées et émouvantes. Les traductions du XIXème ont une qualité de langue remarquable, et sont donc à recommander.

On peut tout lire sans réserve, mais ses chefs d'œuvres sont sans doute "Les grandes Espérances" (le plus abouti, le plus beau), "Oliver Twist" et "Martin Chuzzlewit", entre autres. Il faut aussi lire "Les aventures posthumes du Pickwik's club", avec des scènes comiques d'anthologie, très visuelles, qu'on dirait de cinéma burlesque.


FLAUBERT Gustave (1821-1880)

Tout le monde, après être allé à l'école, sait que Flaubert est un des plus grands écrivains français, et connaît le nom de ses chefs-d'œuvre, mais je signale juste que son plus grand roman est bien "Madame Bovary", et non "L'Éducation sentimentale", plus lourd, plus appuyé et mélodramatique. Comme chacun sait, "Madame Bovary" est l'histoire d'une jeune femme à l'esprit nourri de romans à l'eau de rose, qui rêve du grand amour et, se retrouvant l'épouse d'un médecin de campagne, pour rompre l'ennui de sa petite vie provinciale, se précipite dans les bras d'autres hommes et de son destin tragique. Flaubert, toujours soucieux de la musicalité de sa prose, y atteint un style parfait, et produit peut-être le plus grand roman français du XIXème siècle...
On peut tout lire de Flaubert, c'est toujours du grand art. Ainsi, "Salammbô", qui fait un peu l'effet d'une super production hollywoodienne, d'un péplum avec force décors et descriptions précieuses et lyriques, a un souffle épique jubilatoire. "Bouvard et Pécuchet", bien qu'inachevé, est aussi à lire, car la peinture des aventures des deux autodidactes ridicules dont les noms forment le titre est comique.


XXème siècle


RENARD Jules (1864-1910)

Écrivain français que j'aurais pu/dû classer dans le XIXème siècle, il est un auteur précis, soucieux du mot juste, amoureux de la langue. Peut-être n'est-il pas un "grand", car ses histoires, romans ou nouvelles, restent traditionnelles, ne révolutionnent pas la littérature ; elles sont simplement remarquablement écrites. Ce qui, à mes yeux, en fait un "grand", ça n'est pas sa littérature, mais son "Journal", où il montre un esprit aigu, fin, honnête avec lui-même, et donnant sur la littérature ou l'époque des jugements précis et justes. Lire son journal, c'est se faire un ami de valeur, dont on aime entendre les avis perspicaces, et qui nous laisse en deuil lorsque ce journal s'interrompt trop tôt par une mort brutale (à 46 ans). Par ailleurs, sans être un chef-d'œuvre, un récit comme "L'écornifleur" est un petit bijou de vacherie anti-bourgeoise qui donne une bonne idée des qualités littéraires de Renard...



PROUST Marcel (1871-1922)

Peut-être le plus grand et le plus subtil écrivain français, il est l’auteur d’un chef-d’œuvre hors-normes, un roman fleuve de 3000 pages, en 7 parties, "A la Recherche du Temps perdu", à lire dans la foulée, de préférence pas trop jeune, pour bien profiter de ses propres vécus et d'une certaine maturité, et notamment de la capacité de se souvenir qui suppose une certaine distance de l'enfance. Ou alors à relire plus tard... Prévoir de longues semaines, voire un été. C’est une littérature très descriptive, très fine et délicate, d'une grande force évocatrice, avec une phrase souvent longue, voire très longue, complexe, où culmine la belle langue du XIXème... Suppose de la finesse d'esprit, un vrai goût de la littérature, et une bonne maîtrise de la langue, car le vocabulaire est riche et précis. Ça ne parle pas à tout le monde (il faut aimer l'atmosphère "Belle Epoque"), mais c'est de la prose poétique extraordinaire. Tout au long de cette œuvre gigantesque, on suit les épisodes de la vie du narrateur, son enfance partagée entre la bourgeoisie provinciale de sa tante et celle, parisienne, de ses parents ("Du côté de chez Swann"), ses premiers émois amoureux à l'adolescence, au bord de la mer ("A l'ombre des jeunes filles en fleur"), sa fréquentation de l'aristocratie et de la vie mondaine ("Le côté de Guermantes"), puis celle d'une bourgeoisie arriviste, vulgaire et snob, qui se pique d'art et rêve de noblesse ("Sodome et Gomorrhe"), sa vie amoureuse avec une femme infidèle dont il est affreusement jaloux, et qu'il essaie même de séquestrer ("La prisonnière" et "Albertine disparue"), puis la maturité de l'âge qui, après le constat que toutes les valeurs sociales de sa jeunesse se sont dissoutes, donne au narrateur la conscience de sa destinée d'écrivain qui va donner à tout ce temps perdu un sens, celui de l'art (Le Temps retrouvé)...

"Du côté de chez Swann", "A l'ombre des jeunes filles en fleurs" et "Le temps retrouvé" sont les plus beaux volumes, car les récits d'enfance et des souvenirs involontaires y sont magnifiques. "La Prisonnière" pour l'analyse (noire) du sentiment amoureux et de la jalousie. Par contre, les livres les moins intéressants sont "Les Guermantes" et "Sodome et Gomorrhe", critique de mœurs des milieux mondains un peu longue. N'empêche qu'il faut tout lire, au moins la première fois, car il s'agit là du chef-d'œuvre absolu de la littérature française. Il y a deux catégories d'êtres humains lettrés : ceux qui ont lu Proust et les autres...



MANN Thomas (1875-1955)

L'un des écrivains allemands les plus connus, son chef-d'œuvre est sans doute "La montagne magique", qui s'inscrit dans la tradition du roman de formation, genre très prisé de la littérature allemande, mais sur un mode ironique : peu avant la première guerre mondiale, le personnage principal, Hans Castorp, venu rendre visite à un ami
dans un sanatorium des Alpes, où l'air pur des hauteurs soigne la tuberculose, est séduit par cette vie de cure, et s'installe dans la maladie et ce microcosme privilégié, hors du monde et protégé contre les désagréments de la vie "normale" d'en-bas. On est témoin des relations entre les pensionnaires, de leurs occupations, et surtout de leurs discussions où Mann oppose des points de vue différents sur l'existence, entre la raison, la volupté, le mysticisme... Roman riche et souvent drôle (alors que le "Docteur Faustus", autre roman du même auteur, est lourdement démonstratif et sinistre), il nous fait suivre les désarrois et l'apprentissage de la vie du "héros" avec beaucoup de plaisir, tout au long des 800 pages de ce roman...



BIÉLY Andreï (1880-1934)

Auteur russe classé dans le mouvement symboliste, de son vrai nom Boris Nikolaïevitch Bougaïev, il est l'auteur d'un roman génial, considéré comme un des grands livres du XXème siècle : "Pétersbourg". Livre étrange, fort, totalement original et magnifique, il est basé sur une trame plus ou moins policière se situant à l'orée la révolution de 1905, et suit l'histoire d'un jeune homme velléitaire de la haute bourgeoisie, qui, engagé dans une cellule terroriste, se voit chargé de tuer un haut fonctionnaire du régime, le sénateur Apollon Apollonovitch Abléoukhov, qui n'est autre que son propre père. Disant cela, je n'ai rien dit, car la force du livre réside moins dans l'intrigue que dans l'écriture elle-même, qui donne une vision kaléidoscopique d'une réalité à laquelle se mélangent fantasmes, hallucinations, délires, dans un style rythmé, changeant, parfois incantatoire, poétique, fiévreux, avec des descriptions allusives jouant sur les couleurs et des angles originaux, donnant beaucoup de place à des effets picturaux, et traitant ses personnages avec beaucoup d'humour et d'ironie, dressant leur portrait avec une cruauté réjouissante... Véritable ode à la Russie, "Pétersbourg" est un livre atypique et exigeant, mais jubilatoire et captivant, pour peu qu'on ait l'esprit bien vif et attentif. Difficile d'accès.



MUSIL Robert (1880-1942)

Écrivain autrichien, il est l'auteur d'un livre inachevé dont le titre seul attire déjà : "L'homme sans qualités". Livre difficile et exigeant, il ne suit pas un récit linéaire, ou une action romanesque traditionnelle : à mi-chemin entre le roman et l'essai, il a une structure complexe qui confine au désordre, d'autant que la dernière partie, étant inachevée (Musil lui-même se demandait si son roman était achevable), reste un "work in progress", un chantier littéraire foisonnant, et fascinant. Roman d'une époque dont Musil dresse le tableau ironique, celle qui précède la première guerre mondiale en Autriche, il est trop riche et composite pour que j'essaie de le résumer. Sachez simplement que l'homme sans qualités, c'est Ulrich, le personnage principal, à qui tout est indifférent, même les actions politiques auxquelles il fait mine de s'intéresser, comme l'époque elle-même, à la recherche d'un "autre état", mystique sans doute,
où le moi disparaît, ce qui semble se réaliser lorsqu'il retrouve sa sœur Agathe, son double fusionnel, avec laquelle une histoire d'amour magnifique va commencer. Je vous ai prévenu, c'est inrésumable, car, en disant si peu, je n'ai rien dit du contenu de ce roman. C'est une œuvre forte, variée, drôle, belle, multiple et majeure, considérée comme l'égal en importance, pour la littérature du XXème siècle, de "La Recherche du Temps perdu" de Proust et d'"Ulysse" de Joyce.  J'oubliais : 1700 pages...



PERGAUD Louis (1882-1915)

Petite liberté que je m'octroie, car je suppose que cet écrivain français, malheureusement mort prématurément pendant la première guerre mondiale, n'est pas considéré comme un grand... Mais je tiens "La guerre des boutons, roman de ma douzième année" pour un petit bijou plein de cocasserie, de truculence, sans défaut, et ça en fait pour moi un petit chef-d'œuvre. Rien à voir avec les médiocres adaptations cinématographiques qui en ont été tirées... Pergaud a su trouver un ton familier, humoristique, semi argotique, une vivacité, un style original qui donnent aux aventures de ces sales gosses plein de vie, et la force de la littérature, que vous ne retrouverez pas au cinéma.



JOYCE James (1882-1941)

Écrivain irlandais, toute sa littérature est marquée par Dublin (même s'il n'y a vécu que jusqu'à 22 ans) que l'on retrouve au centre de son chef-d'œuvre : "Ulysse". Roman somme, il est le fruit d'un travail très original sur la langue et le récit, et inaugure ainsi les grandes recherches formelles du XXème siècle, donnant au genre du roman de nouvelles perspectives. Le récit s'organise autour d'un personnage, Bloom, médiocre petit-bourgeois dont on va suivre le périple dans Dublin tout au long d'une seule journée. Rien d'extraordinaire ni de palpitant là-dedans. Et pourtant, comme son titre le suggère, le parcours de cette espèce d'anti-héros fait référence à l'"Odyssée" d'Homère, sur un mode caché, selon un plan de l'œuvre en 3 grandes parties et 18 chapitres, calqué sur le modèle, et parsemé de nombreux symboles, faisant de
Bloom, en creux et en trivial, une parodie du héros d'Homère. Cela donne à "Ulysse" différents niveaux de lecture, et un côté érudit qui ne sont certainement pas ce qui fait la valeur de l'ouvrage, même si ça stimule les narratologues de tous poils, et constitue à leurs yeux un intérêt intellectuel... Ce qui en fait le véritable intérêt, c'est l'écriture elle-même, comme toujours pour les grands chefs-d'œuvre : ici, le style change à chaque chapitre ! Joyce joue sans cesse avec le langage et en utilise toutes les ressources, avec toujours un regard teinté d'humour sur ses personnages. Il ne raconte pas non plus une intrigue classique, avec un dénouement, mais suit souvent les pensées des protagonistes, dans leur désordre, comme le monologue de Molly, la femme de Bloom, qui clot le roman, lorsque celui-ci s'est endormi auprès d'elle, une fois la journée terminée... Roman difficile à lire, donc, qui suppose une grande familiarité avec la littérature, mais qui constitue un voyage unique et jubilatoire (1000 pages)...



KAFKA Franz (1883-1924)

Écrivain juif tchèque (de langue allemande), il est l'un des auteurs les plus incontestés
de la littérature du XXème siècle, au même titre que Proust, Joyce, Mann etc... Connue surtout par la nouvelle "La métamorphose" et le roman "Le procès", l'image que l'on a de son œuvre est celle d'un monde tatillon, absurde, oppressant, soumis à une bureaucratie froide, impersonnelle, inhumaine, où l'individu est ballotté par des décisions arbitraires qui lui échappent, comme dans un cauchemar, et où les autorités ont malgré tout des raisons valables d'agir comme elles le font, en vertu d'une logique incompréhensible pour les subalternes, et où la victime est responsable de ses malheurs. Et c'est ce que désigne l'adjectif devenu courant : "kafkaïen". On a voulu y voir la technocratie du monde moderne, et même la logique du stalinisme, du nazisme et des camps de concentration. Mais c'est oublier l'humour de Kafka, qui parcourt toute son œuvre. Le style est précis, assez froid, sec (vocabulaire simple, peu d'adjectifs...), réaliste, tout en confondant rêve et réalité, et les raisonnements des protagonistes sont à la fois subtils et tordus, marque de fabrique de l'auteur. Mort jeune, beaucoup de ses œuvres sont restées inachevées, quelques romans et de nombreuses nouvelles. Bien sûr, les deux titres cités sont à lire, mais il ne faut pas hésiter à lire presque tout Kafka, car quelques lignes d'un récit inachevé donnent presque autant de plaisir qu'un roman complet, tant il est vrai que son style est aussi présent et prisé dans un cas que dans l'autre... Si L'Amérique est à la fois inachevé et plutôt raté, et donc dispensable, en revanche, "Le château", bien que lui aussi inachevé, est exactement à l'image de la description ci-dessus, et nous enferme, comme le "héros", un arpenteur débarquant dans une contrée obéissant scrupuleusement aux règlements imposés par l'administration titanesque du "château", dans un filet à la fois mystérieux et implacable où l'étranger se voit relégué au ban de la société. Frustrant par son inachèvement, ce roman est le cœur-même de l'univers de Kafka, autant que "Le procès"...
Il faut aussi lire son "Journal", texte essentiel avant tout littéraire, sa correspondance avec Felice et Milena, les femmes qu'il a aimées, toutes ses nouvelles, comme "La colonie pénitentière" etc...




PESSOA Fernando (1888-1935)

Écrivain et surtout poète portugais connu pour une particularité étonnante consistant à publier ses œuvres sous diverses identités, appelées des hétéronymes, en fonction des différents aspects de sa personnalité et de l'approche littéraire adoptée, il est l'auteur d'un grand nombre de textes, dont le chef-d'œuvre est "Le livre de l'intranquillité", une sorte de journal intime composé de fragments, aphorismes et autres pensées d'une conscience douloureuse, hyper sensible, angoissée, qui erre dans Lisbonne et en soi-même. L'écriture est unique, fine, subtile, introspective et profonde. Un des grands livres de la littérature.



BERNANOS Georges (1888-1948)

Écrivain français mystique, catholique, obsédé par le péché, le mal et l'aspiration à la grâce, il a notamment pris des engagements politiques forts contre le franquisme en 36, se mettant à dos sa famille politique, la droite nationaliste, pour la Résistance et contre Vichy durant la seconde guerre mondiale... Sa littérature est empreinte de sa foi et met en scène le désarroi d'âmes qui, accablées par le mal, essaient de se débattre et de trouver le salut... Cela dit, ça n'est pas réservé à des lecteurs croyants, car les souffrances spirituelles des personnages sont servies par un style fort, à la fois simple, clair, précis mais aussi rugueux, qui fait sentir le poids des mots, et la rudesse de la campagne où se déroulent les histoires. Il ne faut cependant pas cacher, néanmoins, que ses œuvres souffrent d'excès de lyrisme, de lourdeur mystique, poussée
parfois jusqu'au délire, et cet aspect peut irriter jusqu'à gâcher la force de l'écriture...
"Sous le soleil de Satan" : roman âpre qui confronte un jeune prêtre, l'abbé Donissan, hanté par le doute et l'impiété des ruraux frustes qui habitent sa paroisse du nord de la France, à une jeune femme meurtrière et perdue qu'il tente de sauver du désespoir, tiraillé par les conseils de son supérieur, et les propos du diable qu'il a rencontré par une nuit noire et froide, sous les traits d'un voyageur... Dit comme ça, ça n'est pas très attirant, mais c'est un livre fort, tragique, où passe un souffle littéraire hors norme.
"Le journal d'un curé de campagne" : comme le titre l'indique, ce roman raconte l'histoire d'un prêtre, jeune, qui,  arrivé dans une paroisse rurale qu'il ne connaît pas, doit lutter contre l'indifférence de la population et l'absence de foi de la châtelaine du coin... Moins fort que le précédent, on y retrouve néanmoins le style et l'ambiance rude.



BOULGAKOV Mikhaïl (1891-1940)

Écrivain russe, il est l'auteur d'un chef-d'œuvre incomparable, "Le maître et Marguerite", un roman complexe, foisonnant, complètement original, succession de trois récits se situant dans des époques très différentes, et malheureusement inrésumable, à moins de détailler. Sachez seulement que la première des trois parties confronte le milieu littéraire russe, composé de profiteurs du système soviétique, au diable qui se joue de ses victimes sous l'apparence d'un magicien accompagné d'une troupe démoniaque et meurtrière, puis que l'on suit dans la deuxième partie le Christ à Jérusalem, dans ses rapports avec Ponce Pilate jusqu'à sa crucifixion, et enfin que l'on assiste dans la dernière partie à un bal chez le diable... Présenter le roman de cette façon est évidemment très insuffisant, et il faut le lire pour goûter sa force mêlant fantastique et réalité dans un délire jubilatoire et plein d'humour. Une œuvre puissante, enthousiasmante et pleine d'énergie, où le style change selon le type de récit.



CÉLINE Louis Ferdinand (1894-1961)

Écrivain français sulfureux, de son vrai nom Louis Ferdinand Destouches, malheureusement connu pour ses pamphlets antisémites et les propos fantasques des entretiens radiophoniques de la fin de sa vie, personnage haut en couleur, il est néanmoins, sans doute, le plus grand écrivain français du XXème siècle, pour un chef-d'œuvre sans concurrence :
"Voyage au bout de la nuit" : le roman le plus écorché de la littérature. La sensibilité de Céline est à vif, très originale, avec un style à la limite de l'argot, et du langage familier, mais avec une force exceptionnelle. Les errances de Bardamu, son personnage principal, médecin comme l'auteur, qui vont le mener du sordide et de la médiocrité de la banlieue parisienne à l'Afrique puis à l'Amérique, sont ce qui est arrivé de mieux à la littérature française du XXème siècle. La langue est forte, truculente, jouissive, parfois délirante dans les tirades les plus folles, avec un souffle épique extraordinaire. Certes, beaucoup de gens ont du mal avec cette écriture et n'arrivent pas à entrer dans cette littérature géniale, mais passer à côté, c'est rater une œuvre hors du commun, et l'un des plus grands chocs littéraires qui soient. On fait ce voyage d'une traite et on en sort complètement secoué, pour ne plus jamais l'oublier. Un chef-d'œuvre absolu.


Un deuxième roman est excellent, bien que moins réussi : "Mort à crédit". Le narrateur est plus jeune (adolescent), et lui aussi erre et connaît des aventures improbables, comme Bardamu. Là encore, une avalanche de situations cocasses, et le délire d'une langue extraordinaire. C'est encore très bon, et on n'y trouve pas encore les défauts qui apparaîtront dans les romans suivants, qui voient le style changer grandement, et laisser une place énorme aux répétitions, aux phrases non finies, et à une chose qui lui a été très reprochée : un tic qui lui fait mettre des points de suspension partout, et rendre ses phrases bafouilleuses.



ARTAUD Antonin (1896-1948)

Célèbre pour sa folie et ses internements en hôpital psychiatrique, cet écrivain, poète et théoricien du théâtre (le théâtre de la cruauté) m'intéresse ici pour son écriture et la force exaltée de son inspiration délirante dans certains de ses textes. Écorché vif, souffrant l'existence, il est l'auteur notamment de L'ombilic des limbes et de Le pèse-nerfs, où il traque avec les mots ses états mentaux et sa douleur, à la fois dans son esprit et dans son corps. Écriture puissante, jubilatoire et totalement originale, elle demanderait parfois à être criée ou dite à haute voix, tant elle est sonore... Une expérience de lecture unique.



FAULKNER William (1897-1962)

Écrivain américain qui a raconté le sud et les rapports entre les maîtres blancs et les esclaves noirs avec beaucoup d'ironie et une certaine méchanceté (aucune dénonciation ou revendication dans sa démarche), il est connu notamment pour "Tandis que j'agonise", suite de trois points de vue différents sur les mêmes événements autour de la préparation d'un enterrement, à partir de la fabrication du cercueil. Mais son chef-d'œuvre absolu est "Absalon ! Absalon !", qui raconte l'histoire assez banale d'un meurtre, sur fonds d'inceste, dans une langue exceptionnellement forte, lyrique, épique, avec un souffle faisant d'un récit somme toute sordide une tragédie antique d'une puissance littéraire qui laisse haletant... L'un des très grands livres de l'histoire littéraire... 




PONGE Francis (1899-1988)

Poète français, ses courts textes en prose sont d'une précision, d'une exactitude, et d'une rigueur qui requièrent une grande attention pour les goûter. Matérialiste, il s'évertue à décrire les choses, des objets anodins, comme du savon, un cageot, une figue etc, dont il énumère les qualités physiques, et, à force d'images, de métaphores, de jeux sur les mots, de tournures habiles, de glissements sémantiques fantaisistes et d'une maîtrise aiguë du langage, il parvient à donner à ses descriptions un caractère unique, fascinant, et aux objets une sorte de densité due à la perfection de l'écriture et à l'originalité du point de vue. Et d'un texte à l'autre, il tourne autour de l'objet en autant de variations, dont l'enjeu véritable est l'écriture elle-même, et non les objets décrits, bien entendu. Celle-ci est marquée par la recherche du mot juste, par la concision, et par un humour toujours présent, rendant ces exercices jubilatoires... Pas à la portée de tout le monde, ces textes peuvent paraître complètement creux à qui n'a pas acquis cette finesse du langage... Parmi les plus réputés : Le parti pris des choses, Le savon, Comment une figue de parole et pourquoi, et le reste si vous aimez, bien que d
'autres œuvres soient plus développées et obéissent à une esthétique un peu différente...



VIALATTE Alexandre (1901-1971)

Écrivain français qui a inventé un genre : la chronique. Il a aussi écrit des romans, et est le premier traducteur français des œuvres de Kafka, mais c'est dans ses articles de journaux et revues, où il racontait ce qu'il voulait, qu'il a le plus développé un talent original, et un ton plus souvent imité qu'on ne le croit (les humoristes Philippe Meyer et Pierre Desproges lui doivent beaucoup).  Il a ainsi publié dans le quotidien auvergnat La Montagne, qui lui laissait carte blanche, près de 900 chroniques ! Parlant de littérature, de peinture, d'événements anodins, de l'air du temps, de jardinage, de choses incongrues, étonnantes, de faits divers, il fait des télescopages qui produisent une espèce de poésie nostalgique (son côté passéiste peut irriter un peu), où toujours s'exprime une forme d'humour fin et en demi-teintes, dans un style à la fois suranné et délicieux. Un régal le soir au coucher... Pour bien faire, plutôt que d'acheter des volumes séparés, mieux vaut acquérir l'intégrale des "Chroniques de la Montagne" en deux volumes parus dans la collection Bouquins aux éditions Laffont.



AYMÉ Marcel (1902-1967)

Écrivain français atypique par sa vie et son ambiguïté politique, il a écrit de nombreux romans, nouvelles et pièces de théâtre. Est-il vraiment un grand écrivain à la hauteur des autres références de cette liste ? Sans doute pas, mais il est au moins l'auteur d'un livre jubilatoire : "La jument verte". D'une rosserie exquise, ce roman raconte l'histoire d'une vengeance entre deux familles de Claquebuc, un village dont la chronique est faite avec une ironie, une vacherie pleines de bonne humeur et de truculence. Les mœurs campagnardes sont dépeintes crûment
et ça se lit vite, facilement.



ORWEL George (1903-1950)

Écrivain anglais intègre, il est connu pour deux œuvres marquées par ses engagements politiques, La ferme des animaux et 1984. C'est cette dernière œuvre que je considère comme un chef-d'œuvre unique, non pour ses qualités proprement littéraires ou stylistiques, car Orwell n'est de ce point de vue pas un écrivain original, dans la mesure où il ne fait pas partie de ceux qui inventent leur langue, mais pour la force exceptionnelle de l'histoire, de la situation décrite, et de sa réflexion politique. Il s'agit, comme chacun le sait sans doute, d'un récit de science-fiction décrivant la vie d'un homme rebelle dans une société totalitaire, mise en place après une catastrophe militaire mondiale. Ce "héros", Winston Smith, réalise peu à peu que tout est mensonge, manipulation, surveillance, jusqu'à la pensée de chaque individu, et souhaite résister à ce monde sans liberté, de pauvreté et d'absence de plaisir, où tout est contrôlé... Je ne donnerai pas de détail. Ce qui fait la force et l'intérêt de ce livre, mais aussi sa difficulté, ce n'est pas son caractère de science-fiction, d'autant que ce livre paru en 1949 donne comme horizon futur l'année 1984 pour nous devenue un passé assez anodin. Ça n'est pas non plus exactement la suite des péripéties et le suspense, mais son aspect théorique, intellectuel, de traité politique décrivant minutieusement le fonctionnement du totalitarisme poussé à l'extrême, en de longs passages captivants, constituant comme des parenthèses dans le récit, et lui donnant une ampleur que n'ont pas les livres de science-fiction plus ordinaires. C'est aussi et surtout la force de sa réflexion sur ce que peut être la manipulation psychologique alliée à la torture, décrites longuement et donnant à ce livre la puissance de l'horreur et du vertige. C'est un livre qui marque, apportant aussi une réflexion très troublante sur les rapports entre l'identité personnelle et la mémoire, l'écriture de l'histoire, la construction du présent par la réécriture mensongère du passé...


 
GOMBROWICZ Witold (1904-1969)

Écrivain polonais connu pour son premier roman "Ferdydurke" qui avait fait scandale à sa sortie (1937), il est considéré comme important dans l'histoire de la littérature pour des raisons que vous irez lire sur un site spécialisé si ça vous intéresse. Le fait est que ses romans ne sont pas des romans, même s'ils racontent des histoires, dans la mesure où celles-ci sont bizarres, absurdes, paradoxales. Elles mettent en scène une critique du masque social et un goût pour l'immaturité et la jeunesse... "Cosmos" est sans doute son chef-d'œuvre : un étudiant, accompagné de son ami Fuchs, réside dans une pension de famille pendant les vacances d'été. La découverte d'un moineau mort pendu est le début d'une enquête et d'une suite de signes, donnant lieu à autant d'interprétations, qui vont peu à peu prendre sens, mais pas un sens de roman traditionnel... Parmi des personnages aux comportements étranges, on trouve notamment Léon Wojtys, un vieil homme qui joue avec les mots et trouve une grande sensualité dans des tics et actes anodins... Livre rapide, sans graisse, étrange et jubilatoire. A lire aussi "Bakakaï", recueil de nouvelles, et "La Pornographie", petit livre rapide sur la perversité, la manipulation, le désir, mais qui pour autant n'a pas de contenu sexuel, centré sur les manigances de deux hommes qui veulent unir malgré eux deux adolescents...



GROSSMAN Vassili (1905-1964)

Écrivain russe qui a eu à souffrir fortement du régime soviétique dans lequel il était pourtant initialement bien intégré en tant qu'adepte convaincu du communisme, mais dont il est devenu très critique à mesure qu'il prenait conscience de ses méfaits, il est l'auteur d'un livre fort et foisonnant : "Vie et destin". L'écriture en patchwork donne une forme originale au roman, et permet de croiser une grande quantité de récits de destins individuels durant la seconde guerre mondiale, entre septembre 1942 et avril 1943, notamment des membres d'une famille bourgeoise instruite, les Chapochnikov, et tourne autour de la bataille de Stalingrad, dont la reconstitution est très évocatrice. Si le fil des récits est parfois difficile à suivre, en raison du nombre important de personnages, et de l'éloignement dans le livre des différentes séquences concernant le destin de l'un ou l'autre, comme dans "Guerre et paix" de Tolstoï, modèle évident de Grossman, l'ensemble n'en est pas moins fort, captivant, oppressant, car l'horreur du système stalinien et la peur constante des russes à l'égard d'éventuelles dénonciations y sont montrées constamment, ouvrant au lecteur occidental une perspective sidérante d'absurdité, de harcèlement, d'injustice permanente, d'un univers où règnent l'arbitraire et une idéologie totalitaire imprégnant tous les aspects de la vie des protagonistes, étouffant l'individu dans un faisceau de rapports de force obsédant comme du Kafka... Chacun épie chacun, et les rapports sociaux sont tyrannisés par les pressions politiques. Dans cette vaste épopée de plus de 1000 pages, l'auteur nous raconte les aléas de la carrière d'un physicien juif en butte au pouvoir, Strum (mari d'une fille Chapochnikov), sans doute le personnage principal, et les péripéties de plusieurs membres de sa famille, géographiquement proches ou lointains, ainsi que d'autres personnages sans rapport avec eux, mais dont les destins sont bouleversés par la guerre, mêlés à ceux d'hommes historiques réels, notamment des militaires ayant eu un rôle important pendant le conflit. Il nous montre le pouvoir abusif des commissaires politiques (le personnage de l'homme habile et redoutable Guetmanov), mais aussi comment la vie de l'un d'entre eux peut tout à coup basculer dans l'horreur des traitements cruels et destructeurs mis en place par l'administration soviétique pour faire disparaître ceux dont elle veut se débarrasser, la préparation de l'offensive des russes contre l'armée allemande bloquée à Stalingrad, les combats dans les quartiers et les usines de la ville, la déportation, la mort des fils à la guerre etc... Livre riche, donc, où Grossman traite de la même manière le stalinisme et le nazisme, faisant notamment un parallèle entre les camps de concentration soviétiques et nazis.
A noter enfin que le livre, confisqué par le KGB et considéré longtemps comme perdu, n'a été publié qu'après la mort de l'écrivain, en 1980, en Occident...



BECKETT Samuel (1906-1989)

Écrivain irlandais de langue française, car il s'est installé à Paris, à l'univers absurde, vide et clos, pas réaliste, dont les "héros" sont des hommes presque stupides, aux comportements infantiles. Il est connu surtout pour son théâtre ("En attendant Godot", "Fin de partie", "Oh les beaux jours" etc), mais ses œuvres les plus importantes, c'est dans ses romans, comme il le disait lui-même, qu'il faut les chercher. Parmi ses meilleurs, le plus célèbre est "Molloy", personnage absurde que l'on suit dans ses errances abstraites et improbables, mais sont tout aussi réussis "Malone meurt", "Comment c'est", "Mercier et Camier", "Murphy", ou le très court récit "Premier amour", qui n'a rien de romantique (c'est le moins qu'on puisse dire), mais où on trouve toujours un humour particulier... Toute sa littérature nous montre des personnages régressifs qui n'assument pas l'existence et la réalité, préférant se réfugier dans des rites infantiles. Sachez aussi que plus Beckett vieillit, plus son style se minimalise, s'appauvrit, et devient une épure... On doit à Beckett, pour résumer sa littérature, le mot "lessness", ce qu'on s'est essayé à traduire maladroitement par "viduité"... Selon lui, on n'a rien à dire, mais on ne cesse d'essayer de dire quelque chose pour ne pas sombrer dans le néant... Expérience limite de la littérature en tant que récit, où il n'y a plus d'histoire au sens d'aventure...




LOWRY Malcolm (1909-1957)

Écrivain anglais alcoolique et voyageur, il est l'auteur d'un livre majeur, considéré comme un livre culte (dans un sens non galvaudé), "Au-dessous du Volcan". Le livre raconte la dernière journée et la fin tragique d'un consul (alcoolique lui aussi) que poursuit la culpabilité, et de sa femme qui vient de le rejoindre, au Mexique, en 1938, sur un fond de troubles politiques et de corruption. Dit comme ça, ça n'est pas très vendeur... Mais une fois de plus, ce qui fait la force des grands est la puissance évocatrice, et l'écriture elle-même, dense, habitée, qui sublime les aventures de ce couple par un souffle épique hors du commun, notamment par les hallucinations du consul... Mieux vaut ne pas voir le film de John Huston qui en a été tiré, quelles que soient ses qualités cinématographiques reconnues : vous rateriez la littérature...




ANTELME Robert (1917-1990)


Il n'est pas réputé pour être un grand écrivain, et ça n'était pas son activité principale, mais son livre "L'espèce humaine" est à mon sens le plus beau livre jamais écrit sur les camps de concentration. Lui-même rescapé de justesse de Buchenwald, il ne se contente pas de témoigner (comme le fait Primo Lévi), mais prend le risque de romancer son expérience ("risque" car il est difficile de garder l'équilibre entre la sécheresse du témoignage et la possible obscénité d'un roman complaisant comme il en a été écrit depuis par des écrivains n'ayant pas vécu les faits), en lui donnant la force et le souffle de la littérature, ce qui fait de son livre un chef-d'œuvre. Cette lecture est une expérience forte et indispensable.



SIMON Claude (1913-2005)

Auteur méconnu, qui est devenu célèbre pour son livre "La route des Flandres" (mais qui n'est pas son meilleur), dont les thèmes vont se retrouver dans à peu près tous ses autres romans : la débâcle de 1940 (tirée de sa propre expérience de cavalier dont l'escadron a été décimé dès les premiers jours de la deuxième guerre mondiale), le destin d'un parent éloigné de la fin du XVIIIème siècle, les souvenirs de ses parents, des amours pitoyables d'un officier de cavalerie etc, les récits se suivant et s'entrecroisant selon les réminiscences confuses de la mémoire, qui tissent un patchwork de sensations, de souvenirs véritables ou imaginaires entremêlés et fragmentaires, sans que le narrateur soit clairement identifié, et produisent une sorte de vertige, de fascination... Les mêmes thèmes apparaissent dans un roman, réapparaissent dans un autre, traités un peu différemment, sous un autre angle, mais on peut dire qu'il traite en gros toujours la même histoire qui fait l'objet de variations caractérisées par un style difficile d'accès, mais magnifique, probablement ce qui s'est fait de plus fort dans la deuxième moitié du XXème siècle. C'est une langue qui s'enroule, se déroule, dans une phrase longue, très longue, où les parenthèses s'enchevêtrent, s'emboîtent comme des poupées-gigogne, le tout avec une musicalité évidente, à l'égal d'un Flaubert ou d'un Proust. Là encore, maîtrise de la langue française et esprit fin obligatoires.

Ses chefs-d'œuvre : "L'acacia" et les "Géorgiques". Attention, le deuxième commence par quelques dizaines de pages où trois ou quatre récits s'enchevêtrent sans aucune transition, sans que cela soit signalé. Le lecteur passe de l'un à l'autre sans le savoir tout de suite. C'est dépaysant, mais hypnotisant et captivant. Chose plus courante en littérature, il n'est pas rare d'avoir des pages sans ponctuation, charge au lecteur de la placer lui-même, ou de réussir à suivre le rythme ainsi produit. Là encore, une très grande force évocatrice pour qui s'y sent à l'aise, un souffle lyrique qui est le signe des grands.




ROBBE-GRILLET Alain (1922-2008)

Pour l'avoir entendu s'exprimer maintes fois sur France Culture, je n'ai personnellement pas de sympathie pour cet écrivain et cinéaste français vaniteux, dont les obsessions sado-masochistes parcourent les œuvres, tant
littéraires que cinématographiques. Mais certains de ses premiers romans méritent de figurer dans cette anthologie, en raison de la recherche stylistique, d'une part, et de la force que cela donne à un récit trouble d'autre part :
- "Le Voyeur", malgré ce que semble annoncer le titre, n'a rien à voir avec les obsessions évoquées plus haut. Le raconter serait une faute, mais sachez juste que l'on suit un homme, voyageur de commerce, débarquant sur une île qu'il parcourt à vélo pour essayer d'y vendre des montres dans la journée, et que, peu à peu, le récit dévoile plus ou moins une vérité qui donne au roman une grande force. Or, le travail formel, malgré ce qu'il a d'artificiel, brouille volontairement la lecture par une précision descriptive maniaque, et le recours à des signes récurrents et des figures géométriques, rendant opaque et flou ce qui, dans un roman traditionnel, serait au contraire rendu le plus clair possible. Un récit qui donne le vertige quand on s'y laisse prendre...
- "La jalousie" se concentre sur le triangle, que l'on suppose amoureux, constitué de trois personnages, dans une plantation de bananiers : la femme, appelée seulement par son initiale, le voisin invité, appelé par son prénom, et ce qu'on suppose être à la fois le mari et le narrateur jamais nommé, et même jamais évoqué, absent du récit, sauf en creux, par le détour de quelques indications, comme le nombre de couverts mis à table et qui suppose la présence de ce tiers observateur... Et le récit, obstinément localisé dans la maison coloniale, inlassablement répète et tourne autour des mêmes faits anodins, des mêmes descriptions, des mêmes figures, des mêmes allusions qui ne se précisent jamais, et vont jusqu'à se perdre dans l'ambiguïté, l'indécision du récit, ce qui semblait une banale et probable histoire d'adultère finissant par se soumettre au jeu littéraire et stylistique... On a reproché à Robbe-Grillet ses recensions maniaques et absurdes du nombre de bananiers sur la plantation, mais, hormis ce jeu un peu vain et obsessionnel, il faut reconnaître l'habileté extrême avec laquelle il perd le lecteur, le manipule, le piège et le renvoie à l'acte même de l'écriture fictionnelle, dont finalement ressort la gratuité... Exercice de style, sans doute, mais fascinant et virtuose...



KÔBÔ Abe (1924-1993)

Écrivain japonais dont le roman le plus connu est "La femme des sables", chef-d'œuvre totalement original et oppressant, fort non de son style, pas original, mais de son histoire. Le personnage principal se retrouve malgré lui piégé dans un village maritime au milieu des dunes, dans une maison au fond d'une fosse, avec une femme qu'il ne connaît pas, devant lutter en permanence contre l'invasion du sable qui sans cesse recouvre tout, s'immisce partout et menace d'enfouir la maison et le village. Situation absurde, étouffante, huis-clos où la révolte fait peu à peu place à la découverte de cette femme, de ce mode de vie et au renoncement à la liberté. Récit d'une force exceptionnelle, complètement à part, voyage initiatique que l'on fait d'une traite.



BERNHARD Thomas (1931-1939)

Écrivain autrichien qui a toute sa vie critiqué vivement son pays, sa lâcheté face au nazisme, son conservatisme, son anti-sémitisme, et qui a eu à subir des attaques violentes en réponse aux scandales qu'il provoquait sciemment, il compte parmi les écrivains du XXème siècle les plus importants de son pays. Son écriture atypique se caractérise par le ressassement, la répétition et le monologue obsessionnel, sans paragraphe, hypnotisant le lecteur par une phrase qui ne cesse de se redire et de creuser peu à peu la pensée du narrateur...
- L'un de ses livres les plus réussis est "Maîtres anciens", où, assis dans une salle du Musée d'Art Ancien de Vienne, le narrateur, en observant son ami Reger, se livre, à travers divers souvenirs d'entretiens, à une démolition quasiment systématique des valeurs artistiques et esthétiques communément admises, véritable jeu de massacre jubilatoire, dégraissant l'histoire de l'art de ses enflures, de sa métaphysique, de ses croyances naïves dans le génie artistique et la perfection des œuvres, dont il s'applique à dénoncer la vanité... Lecture salutaire et drôle...
- Un autre de ses grands livres est "Corrections", dont le narrateur s'installe dans une maison située dans une gorge où coule un torrent, pour trier les papiers laissés par un ami nommé Roithamer, qui s'est suicidé. Ces papiers parlent d'un projet architectural censé atteindre la perfection, une habitation en cône au milieu d'une forêt où devait habiter la sœur de l'architecte, morte avant d'avoir pu y habiter vraiment, et qui se solde donc par un échec ; et d'autre part, ces papiers parlent de la maison familiale et des rapports conflictuels avec les membres de la famille... Là encore, la phrase de Bernhard tourbillonne, se répète, ressasse, et mêle réflexion sur la création, problèmes familiaux, perfection impossible et vanité du génie artistique...




TOOLE John Kennedy (1937-1969)

Écrivain américain, il est l'auteur d'un grand livre comique, même si ça n'est pas à proprement parler un chef-d'œuvre, en raison de lourdeurs et de redondances : "La conjuration des imbéciles". On y suit, dans les annés 60, les aventures drolatiques et grotesques d'
Ignatius Reilly, un adolescent attardé de 30 ans vivant chez sa mère qui cherche à s'en débarrasser. Intellectuel fainéant et de mauvaise composition, visiblement inadapté au monde réel, il est forcé de chercher du travail. Bien sûr, toutes ses tentatives échouent lamentablement. L'ouvrage est vraiment drôle et dépeint une Amérique médiocre, vulgaire, composée d'habitants que le "héros" qualifie de dégénérés... Pour la petite histoire, John Kennedy Toole s'est suicidé à 32 ans, en 1969, parce que, personne ne voulant publier son livre, il se croyait un écrivain raté. Son livre a été vendu à des millions d'exemplaires depuis sa parution en 1980...



MICHON Pierre (1945-pas mort)

Écrivain français, même s'il a écrit plusieurs (bons) livres, il est l'auteur d'un chef-d'œuvre qu'il ne parvient ni à dépasser ni à reproduire : "Vies minuscules". C'est une sorte d'autobiographie qui se dessine à travers des récits distincts racontant les histoires de gens simples et ordinaires rencontrés par le narrateur, comme autant de nouvelles auxquelles le style exceptionnellement fort de Michon donne quasiment une dimension héroïque ou mythologique. La langue est superbe, pleine de matière, pesante, forte et sonore. Une écriture dense et extrêmement travaillée, où chaque mot est choisi.



EGOLF Tristan (1971-2005)

Ecrivain américain et activiste politique, dont la vie très courte s'est achevée par un suicide, il a écrit un premier roman qui, sans être un chef-dœuvre, à cause de quelques maladresses, est un livre suffisamment fort, original, décalé et fou pour prendre une place particulière dans une bibliothèque : "Le seigneur des porcheries", avec comme sous-titre "Le temps venu de tuer le veau gras et d'armer les justes". Presque aussi écorché que "Voyage au bout de la nuit" de Céline, ce livre, dont le narrateur est inconnu mais témoin des faits relatés ou reconstitués, raconte l'histoire tragique, depuis son enfance, d'un personnage marginal, John Kaltenbrunner qui, obstinément incompris et victime de l'acharnement du sort et de la bêtise des habitants dégénérés de Baker, bourgade arriérée du Midwest, où il est systématiquement empêché de réaliser aucun de ses projets, et peu à peu détruit moralement et physiquement par la malchance, les circonstances, et une suite de mésaventures aussi révoltantes que comiques, décide de se venger de toute la ville. C'est l'occasion de montrer des situations sordides, grotesques, des événements désastreux,
et les travers d'une société américaine provinciale et sectaire, mais avec une ironie constante, un ton sarcastique, drôle, truculent et baroque, faisant des malheurs de Kaltenbrunner une épopée moderne jubilatoire, d'un grand souffle épique.



D'autres à venir...


   

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