LITTÉRATURE
"Quand je pense à tous les livres qui me restent à lire, j'ai la certitude d'être encore heureux"
(Jules Renard - Journal, 24 juin 1902)
Il y a
essentiellement deux grandes catégories d'auteurs. Les plus nombreux, l'immense majorité, sont les conteurs, ceux qui racontent
des histoires plus ou moins bien, et intéressent par le récit. Et il
y a ceux qui travaillent la langue, et inventent un style
original, marquant l'histoire littéraire plus que les autres, parce que
leur univers n'est pas seulement dans les histoires bien mises en œuvre, mais aussi dans une approche formelle qui leur donne un
caractère exceptionnel. C'est surtout (mais pas exclusivement) de ces derniers que parle cette page, car ce sont les expériences de lecture les plus fortes...
-
Désolé de ne pas évoquer les auteurs de science-fiction ou de
romans policiers, mais je les connais très peu, et les romans
que j'ai lus relèvent plus du divertissment que de l'art... Je suis
tout prêt à croire qu'on y trouve des chefs-d'œuvre, mais je n'en ai
pas rencontrés.
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On
peut s'étonner du peu de références données dans cette page
consacrée à la littérature, par rapport au nombre beaucoup plus
important concernant le cinéma et la musique. Une première raison
est que le temps de la lecture est très sensiblement plus long que
celui d'un film ou d'un disque, ce qui fait que j'ai certainement lu
moins de livres que vu de films ou écouté de disques. Une deuxième raison, qui se devine par mes propos, est que j'avoue
avoir une exigence
extrême à l'égard de la littérature, et que les grands livres sont très
peu nombreux... Quelques
dizaines de livres bien choisis suffisent à faire la plus belle
bibliothèque...
-
Remarque importante : ne lisez pas la préface ni la 4ème de
couverture avant de lire un livre ! En effet, dans les deux cas, il est
très fréquent que ces textes dévoilent le dénouement et une bonne
partie du contenu de l'œuvre... C'est complètement idiot, mais c'est
ainsi... Si les préfaces vous intéressent (bien souvent elles
n'apportent pas grand-chose et servent davantage à exposer l'ego du préfacier qu'à
éclairer l'œuvre), lisez-les après avoir lu l'œuvre... Quant à la 4ème de
couverture, ça devrait presque être interdit, car, en
quelques lignes, l'éditeur annule bien souvent tout suspense...
ANNEXE I : Quelques considérations sur la lecture
XVIème siècle
RABELAIS François (entre 1483 et 1494-1553)
Rabelais est connu pour ses "Gargantua" et "Pantagruel", personnages hauts en couleurs aux aventures délirantes, auxquels il faut ajouter le "Tiers Livre", le "Quart Livre", et récemment attribué à Rabelais, un Quint Livre, pour compléter l'ensemble, constituant une suite d'histoires
truculentes, pleines de vie, dans une langue gouleyante, grivoise,
grossière, inventive, jouissive... Le problème est que cette langue
n'est pas facile d'accès, car loin de la nôtre : soit vous lisez une
version aménagée (traduite en français moderne), soit vous lisez une
édition en version originale, mais avec des notes explicatives, dont on
se passe assez vite, quand on s'est adapté à cette écriture du XVIème
siècle... Un des phares de la littérature.
XVIIIème siècle
SWIFT Jonathan (1667-1745)
"Les voyages de Gulliver"
est le roman le plus connu de cet auteur irlandais, et n'est pas
seulement le conte d'un homme qui devient un géant chez les
Lilliputiens et un homoncule à Brobdingnag,
mais un récit riche, fantastique (au sens littéraire du terme), mêlant
humour, philosophie (rassurez-vous, ça n'est pas un traité de
philosophie), réflexion sur la relativité des points de vue et critique
de la politique... Une lecture jubilatoire pleine de fantaisie...
ROUSSEAU Jean-jacques (1712-1778)
"Les Confessions"
n'est pas vraiment un roman mais une autobiographie. Si les aventures
de Jean-Jacques peuvent finir par lasser avant la fin du livre, en
revanche, son style est d'une qualité rare : moderne, fort, sonore, au
rythme musical, puissant, avec un art consommé de l'effet...
LACLOS Pierre-Ambroise Choderlos de (1741-1803)
"Les liaisons dangereuses" est
sans doute le meilleur roman épistolaire jamais écrit. Les deux
personnages principaux, la marquise de Merteuil et le vicomte de
Valmont, sont des libertins qui, par défi puis vengeance, d'abord
complices puis rivaux, échangent leurs expériences et se lancent dans
une entreprise de manipulation de proies qu'ils veulent
séduire et dépraver, un couple de jeunes gens d'une part, et une femme
vertueuse d'autre part, que le vicomte va tenter de perdre...
L'atmosphère est cynique, sulfureuse, immorale, et l'écriture
moderne et d'une force impitoyable fait de ce roman un chef-d'œuvre. Ne
regardez surtout pas le film de Stephen Frears qui en a été tiré,
car, quelles que soient ses qualités, il va détruire la puissance
allusive qui est le propre de la
littérature, en donnant aux personnages des visages d'acteurs dont
votre imaginaire ne pourra se débarrasser...
XIXème siècle
BALZAC Honoré de (1799-1850)
Sans doute l'écrivain français dont le nom est le plus connu (avec Zola), il a beaucoup écrit, principalement "La Comédie humaine",
vaste fresque décrivant les comportements humains dans toutes les
classes sociales et regroupant un grand nombre d'écrits de diverses
sortes dont beaucoup de romans. Comme ces livres s'étalent sur plus de
20 ans, il y a une certaine évolution du style et du regard de
l'auteur. Parmi les plus beaux, il me semble qu'on peut citer "Le père Goriot" et "Eugénie Grandet",
en raison de la force du style. Le premier nous raconte le sacrifice
d'un père qui fait tout pour permettre à ses deux filles d'accéder au
plus haut rang social, poussant l'amour paternel jusqu'à l'abnégation
la plus totale. Le deuxième nous montre le destin médiocre et raté
d'une femme dont le père avare et tyrannique gâche l'existence. Oubliez
les souvenirs scolaires et redécouvrez ces chefs-d'œuvre... Par contre,
il faut reconnaître que beaucoup de livres de Balzac sont atteints d'emphase romantique, ce qui alourdit le récit et le rend, à mon goût, indigeste..
DICKENS
Charles (1812-1870)
Tout
le monde connaît ce
nom, et, hormis les Anglais pour qui c'est un génie au même titre
que Shakespeare, presque tout le monde croit que c'est de la littérature
populaire sympathique mais sans plus, et très datée. C'est en fait
un des plus grands écrivains de l'histoire, dont l'un des traits les
plus remarquables, en plus de l'humour, est la capacité de dépeindre
les personnages en quelques traits justes et très évocateurs. Ses
descriptions des caractères ont une force, une efficacité et une
truculence inimitables. Après avoir lu un roman de Dickens, on voit
ses personnages dans la réalité, alors même qu'ils ont toujours
quelque chose de caricatural. Les aventures de ses personnages,
souvent dans la misère de l'Angleterre victorienne et industrieuse,
sont parfois tragiques, parfois comiques, mais toujours vivantes,
enlevées et émouvantes. Les traductions du XIXème ont une qualité
de langue remarquable, et sont donc à recommander.
On
peut tout lire sans
réserve, mais ses chefs d'œuvres sont sans doute "Les
grandes Espérances" (le plus abouti, le plus beau), "Oliver Twist" et
"Martin Chuzzlewit", entre autres. Il faut aussi
lire "Les aventures posthumes du Pickwik's club",
avec des scènes comiques d'anthologie, très visuelles, qu'on dirait
de cinéma burlesque.
FLAUBERT
Gustave (1821-1880)
Tout
le monde, après
être allé à l'école, sait que Flaubert est un des plus grands
écrivains français, et connaît le nom de ses chefs-d'œuvre, mais je
signale juste que son plus grand roman est bien "Madame
Bovary",
et non "L'Éducation sentimentale",
plus lourd, plus appuyé et mélodramatique. Comme chacun sait, "Madame Bovary"
est l'histoire d'une jeune femme à l'esprit nourri de romans à l'eau de
rose, qui rêve du grand amour et, se retrouvant l'épouse d'un médecin
de campagne, pour rompre l'ennui de sa petite vie provinciale, se
précipite dans les bras d'autres hommes et de son destin tragique.
Flaubert, toujours soucieux de la musicalité de sa prose, y atteint un
style parfait, et produit peut-être le plus grand roman français du
XIXème siècle...
On peut tout lire de Flaubert, c'est
toujours du grand art. Ainsi, "Salammbô", qui fait
un peu l'effet d'une super production hollywoodienne, d'un péplum avec force
décors et descriptions précieuses et lyriques, a un souffle épique
jubilatoire. "Bouvard et Pécuchet", bien qu'inachevé,
est aussi à lire, car la peinture des aventures des deux
autodidactes ridicules dont les noms forment le titre est comique.
XXème siècle
RENARD Jules (1864-1910)
Écrivain
français que j'aurais pu/dû classer dans le XIXème siècle, il est un
auteur précis, soucieux du mot juste, amoureux de la langue. Peut-être
n'est-il pas un "grand", car ses histoires, romans ou nouvelles,
restent traditionnelles, ne révolutionnent pas la littérature ; elles
sont simplement remarquablement écrites. Ce qui, à mes yeux, en fait un
"grand", ça n'est pas sa littérature, mais son "Journal",
où il montre un esprit aigu, fin, honnête avec lui-même, et donnant sur
la littérature ou l'époque des jugements précis et justes. Lire son
journal, c'est se faire un ami de valeur, dont on aime entendre les
avis perspicaces, et qui nous laisse en deuil lorsque ce journal
s'interrompt trop tôt par une mort brutale (à 46 ans). Par ailleurs,
sans être un chef-d'œuvre, un récit comme "L'écornifleur" est un petit bijou de vacherie anti-bourgeoise qui donne une bonne idée des qualités littéraires de Renard...
PROUST
Marcel (1871-1922)
Peut-être
le plus grand et le plus subtil écrivain français, il est l’auteur
d’un chef-d’œuvre hors-normes, un roman fleuve de 3000 pages, en
7 parties, "A la Recherche du
Temps perdu", à lire dans la foulée, de préférence
pas trop jeune, pour bien profiter de ses propres vécus et d'une
certaine maturité, et notamment de la capacité de se souvenir qui
suppose une certaine distance de l'enfance. Ou alors à relire plus
tard... Prévoir de longues semaines, voire un été. C’est une
littérature très descriptive, très fine et délicate, d'une grande
force évocatrice, avec une phrase souvent longue, voire très
longue, complexe, où culmine la belle langue du XIXème... Suppose
de la finesse d'esprit, un vrai goût de la littérature, et une
bonne maîtrise de la langue, car le vocabulaire est riche et
précis. Ça ne parle pas à tout le monde (il faut aimer
l'atmosphère "Belle Epoque"), mais c'est de la prose
poétique extraordinaire. Tout au long de cette œuvre gigantesque,
on suit les épisodes de la vie du narrateur, son enfance partagée
entre la bourgeoisie provinciale de sa tante et celle, parisienne, de
ses parents ("Du côté de chez Swann"),
ses premiers émois amoureux à l'adolescence, au bord de la mer ("A
l'ombre des jeunes filles en fleur"), sa
fréquentation de l'aristocratie et de la vie mondaine ("Le
côté de Guermantes"), puis celle d'une bourgeoisie
arriviste, vulgaire et snob, qui se pique d'art et rêve de noblesse
("Sodome et Gomorrhe"), sa vie
amoureuse avec une femme infidèle dont il est affreusement jaloux,
et qu'il essaie même de séquestrer ("La prisonnière"
et "Albertine disparue"), puis la
maturité de l'âge qui, après le constat que toutes les valeurs
sociales de sa jeunesse se sont dissoutes, donne au narrateur la
conscience de sa destinée d'écrivain qui va donner à tout ce temps
perdu un sens, celui de l'art (Le Temps retrouvé)...
"Du
côté de chez Swann", "A l'ombre des
jeunes filles en fleurs" et "Le temps
retrouvé" sont les plus beaux volumes, car les
récits d'enfance et des souvenirs involontaires y sont magnifiques.
"La Prisonnière" pour l'analyse (noire) du
sentiment amoureux et de la jalousie. Par contre, les livres les
moins intéressants sont "Les Guermantes" et "Sodome
et Gomorrhe", critique de mœurs des milieux mondains un peu
longue. N'empêche qu'il faut tout lire, au moins la première fois,
car il s'agit là du chef-d'œuvre absolu de la littérature
française. Il y a deux catégories d'êtres humains lettrés : ceux
qui ont lu Proust et les autres...
MANN Thomas (1875-1955)
L'un des écrivains allemands les plus connus, son chef-d'œuvre est sans doute "La montagne magique", qui s'inscrit dans la tradition du roman de formation, genre très prisé de la littérature allemande,
mais sur un mode ironique : peu avant la première guerre mondiale, le
personnage principal, Hans Castorp, venu rendre visite à un ami dans un sanatorium des
Alpes, où l'air pur des hauteurs soigne la tuberculose, est séduit par cette vie de cure, et s'installe
dans la maladie et ce microcosme privilégié, hors du monde et protégé
contre les désagréments de la vie "normale" d'en-bas. On est témoin des
relations entre les pensionnaires, de leurs occupations, et surtout de
leurs discussions où Mann oppose des points de vue différents sur
l'existence, entre la raison, la volupté, le mysticisme... Roman riche
et souvent drôle (alors que le "Docteur Faustus", autre roman du même
auteur, est lourdement démonstratif et sinistre), il nous fait suivre les désarrois et
l'apprentissage de la vie du "héros" avec beaucoup de plaisir, tout au long des 800 pages de ce roman...
BIÉLY Andreï (1880-1934)
Auteur
russe classé dans le mouvement symboliste, de son vrai nom Boris
Nikolaïevitch Bougaïev, il est l'auteur d'un roman génial,
considéré comme un des grands livres du XXème
siècle : "Pétersbourg".
Livre étrange, fort, totalement original et magnifique, il est basé
sur une trame plus ou moins policière se situant à l'orée la
révolution de 1905, et suit l'histoire d'un jeune homme velléitaire
de la haute bourgeoisie, qui, engagé dans une cellule terroriste, se
voit chargé de tuer un haut fonctionnaire du régime, le sénateur
Apollon Apollonovitch Abléoukhov, qui n'est autre que son propre
père. Disant cela, je n'ai rien dit, car la force du livre réside
moins dans l'intrigue que dans l'écriture elle-même, qui donne une
vision kaléidoscopique d'une réalité à laquelle se mélangent
fantasmes, hallucinations, délires, dans un style rythmé,
changeant, parfois incantatoire, poétique, fiévreux, avec des
descriptions allusives jouant sur les couleurs et des angles
originaux, donnant beaucoup de place à des effets picturaux, et
traitant ses personnages avec beaucoup d'humour et d'ironie, dressant
leur portrait avec une cruauté réjouissante... Véritable ode à la
Russie, "Pétersbourg"
est un livre atypique et exigeant, mais jubilatoire et captivant,
pour peu qu'on ait l'esprit bien vif et attentif. Difficile d'accès.
MUSIL Robert (1880-1942)
Écrivain autrichien, il est l'auteur d'un livre inachevé dont le titre seul attire déjà : "L'homme sans qualités".
Livre difficile et exigeant, il ne suit pas un récit linéaire, ou une
action romanesque traditionnelle : à mi-chemin entre le roman et
l'essai, il a une structure complexe qui confine au désordre, d'autant
que la dernière partie, étant inachevée (Musil lui-même se demandait si
son roman était achevable), reste un "work in progress", un chantier
littéraire foisonnant, et fascinant. Roman d'une époque dont Musil
dresse le tableau ironique, celle qui précède la première guerre
mondiale en Autriche, il est trop riche et composite pour que j'essaie
de le résumer. Sachez simplement que l'homme sans qualités, c'est
Ulrich, le personnage principal, à qui tout est indifférent, même les
actions politiques auxquelles il fait mine de s'intéresser, comme
l'époque elle-même, à la recherche d'un "autre état", mystique sans
doute, où le moi disparaît,
ce qui semble se réaliser lorsqu'il retrouve sa sœur Agathe, son
double fusionnel, avec laquelle une histoire d'amour magnifique va
commencer. Je vous ai prévenu, c'est inrésumable, car, en disant si
peu, je n'ai rien dit du contenu de ce roman. C'est une œuvre
forte, variée, drôle, belle, multiple et majeure, considérée comme
l'égal en importance, pour la littérature du XXème siècle, de "La
Recherche du Temps perdu" de Proust et d'"Ulysse" de Joyce.
J'oubliais : 1700 pages...
PERGAUD Louis (1882-1915)
Petite
liberté que je m'octroie, car je suppose que cet écrivain français,
malheureusement mort prématurément pendant la première guerre mondiale,
n'est pas considéré comme un grand... Mais je tiens "La guerre des boutons, roman de ma douzième année"
pour un petit bijou plein de cocasserie, de truculence, sans défaut, et
ça en fait pour moi un petit chef-d'œuvre. Rien à voir avec les
médiocres adaptations cinématographiques qui en ont été tirées... Pergaud a su
trouver un ton familier,
humoristique, semi argotique, une vivacité, un style original qui
donnent aux
aventures de ces sales gosses plein de vie, et la force de la
littérature, que vous ne retrouverez pas au cinéma.
JOYCE James (1882-1941)
Écrivain
irlandais, toute sa littérature est marquée par Dublin (même s'il
n'y a vécu que jusqu'à 22 ans) que l'on retrouve au centre de son chef-d'œuvre : "Ulysse".
Roman somme, il est le fruit d'un travail très original sur la langue
et le récit, et inaugure ainsi les grandes recherches formelles du
XXème siècle, donnant au genre du roman de nouvelles perspectives. Le
récit s'organise autour d'un personnage, Bloom, médiocre
petit-bourgeois dont on va suivre le périple dans Dublin tout au long
d'une seule journée. Rien d'extraordinaire ni de palpitant
là-dedans. Et pourtant, comme son titre le suggère, le parcours de
cette espèce d'anti-héros fait référence à l'"Odyssée" d'Homère, sur un
mode caché, selon un plan de l'œuvre en 3 grandes parties et 18
chapitres, calqué sur le modèle, et parsemé de nombreux
symboles, faisant de Bloom, en creux et en trivial, une parodie du héros d'Homère. Cela donne à "Ulysse"
différents niveaux de lecture, et un côté érudit qui ne sont
certainement pas ce qui fait la valeur de l'ouvrage, même si ça stimule
les narratologues de tous poils, et constitue à leurs yeux un
intérêt intellectuel... Ce qui en fait le véritable intérêt, c'est
l'écriture elle-même, comme toujours pour les grands chefs-d'œuvre :
ici, le style change à chaque chapitre ! Joyce joue sans cesse avec le
langage et en utilise toutes les ressources, avec toujours un regard
teinté d'humour sur ses personnages. Il ne raconte pas non plus une
intrigue classique, avec un dénouement, mais suit souvent les pensées
des protagonistes, dans leur désordre, comme le monologue de Molly, la femme de Bloom, qui
clot le roman, lorsque celui-ci s'est endormi auprès d'elle, une fois la
journée terminée... Roman difficile à lire, donc, qui suppose une
grande familiarité avec la littérature, mais qui constitue un
voyage unique et jubilatoire (1000 pages)...
KAFKA Franz (1883-1924)
Écrivain juif tchèque (de langue allemande), il est l'un des auteurs les plus incontestés de la littérature du XXème siècle, au même titre que Proust, Joyce, Mann etc... Connue surtout par la nouvelle "La métamorphose" et le roman "Le procès",
l'image que l'on a de son œuvre est celle d'un monde tatillon,
absurde, oppressant, soumis à une bureaucratie froide, impersonnelle,
inhumaine, où l'individu est ballotté par des décisions arbitraires qui
lui échappent, comme dans un cauchemar, et où les autorités ont malgré
tout des raisons valables d'agir comme elles le font, en vertu d'une
logique incompréhensible pour les subalternes, et où la victime est
responsable de ses malheurs. Et c'est ce que désigne
l'adjectif devenu courant
: "kafkaïen". On a voulu y voir la technocratie du monde moderne, et
même la logique du stalinisme, du nazisme et des camps de concentration. Mais c'est
oublier l'humour de Kafka, qui parcourt toute son œuvre.
Le style est précis, assez froid, sec (vocabulaire simple, peu
d'adjectifs...), réaliste, tout en confondant rêve et réalité, et les
raisonnements des protagonistes sont à la fois subtils et tordus,
marque de fabrique de l'auteur. Mort
jeune, beaucoup de ses œuvres sont restées inachevées, quelques romans
et de nombreuses nouvelles. Bien sûr, les deux titres cités sont à
lire, mais il ne faut pas hésiter à lire presque tout Kafka, car
quelques
lignes d'un récit inachevé donnent presque autant de plaisir qu'un
roman
complet, tant il est vrai que son style est aussi présent et prisé dans
un cas que dans l'autre... Si L'Amérique est à la fois inachevé et plutôt raté, et donc dispensable, en revanche, "Le château",
bien que lui aussi inachevé, est exactement à l'image de la description
ci-dessus, et nous enferme, comme le "héros", un arpenteur débarquant
dans une contrée obéissant scrupuleusement aux règlements imposés par
l'administration titanesque du "château", dans un filet à la fois
mystérieux et implacable où l'étranger se voit relégué au ban de la
société. Frustrant par son inachèvement, ce roman est le cœur-même de
l'univers de Kafka, autant que "Le procès"...
Il faut aussi lire son "Journal",
texte essentiel avant tout littéraire, sa correspondance avec Felice et
Milena, les femmes qu'il a aimées, toutes ses nouvelles, comme "La colonie pénitentière" etc...
PESSOA Fernando (1888-1935)
Écrivain
et surtout poète portugais connu pour une particularité étonnante
consistant à publier ses œuvres sous diverses identités, appelées des
hétéronymes, en fonction des différents aspects de sa personnalité et
de l'approche littéraire adoptée, il est l'auteur d'un grand nombre de
textes, dont le chef-d'œuvre est "Le livre de l'intranquillité",
une sorte de journal intime composé de fragments, aphorismes et autres
pensées d'une conscience douloureuse, hyper sensible, angoissée, qui
erre dans Lisbonne et en soi-même. L'écriture est unique, fine, subtile, introspective
et profonde. Un des grands livres de la littérature.
BERNANOS Georges (1888-1948)
Écrivain
français mystique, catholique, obsédé par le péché, le mal
et l'aspiration à la grâce, il a notamment pris des engagements
politiques forts contre le franquisme en 36, se mettant à dos sa
famille politique, la droite nationaliste, pour la Résistance et contre
Vichy durant la seconde guerre mondiale... Sa
littérature est empreinte de sa foi et met en scène le désarroi
d'âmes qui, accablées par le mal, essaient de se débattre et de trouver
le salut... Cela dit, ça n'est pas réservé à des lecteurs croyants,
car les souffrances spirituelles des personnages
sont servies par un style fort, à la fois simple, clair, précis
mais aussi rugueux, qui fait sentir le poids des mots, et la rudesse de
la campagne où se déroulent les histoires. Il ne faut cependant pas cacher,
néanmoins, que ses œuvres souffrent d'excès de lyrisme, de lourdeur
mystique, poussée parfois jusqu'au délire, et cet aspect peut irriter jusqu'à gâcher la force de l'écriture...
"Sous le soleil de Satan"
: roman âpre qui confronte un jeune prêtre, l'abbé Donissan, hanté par
le doute et l'impiété des ruraux frustes qui habitent sa
paroisse du nord de la France, à une jeune femme meurtrière
et perdue qu'il tente de sauver du désespoir, tiraillé par les conseils
de son supérieur, et les propos du diable qu'il a rencontré par une
nuit noire et froide, sous les traits d'un voyageur... Dit comme ça, ça
n'est pas très attirant, mais c'est un livre fort, tragique, où passe
un souffle littéraire hors norme.
"Le journal d'un curé de campagne"
: comme le titre l'indique, ce roman raconte l'histoire d'un prêtre,
jeune, qui, arrivé dans une paroisse rurale qu'il ne connaît pas,
doit lutter contre l'indifférence de la population et l'absence de foi
de la châtelaine du coin... Moins fort que le précédent, on y retrouve
néanmoins le style et l'ambiance rude.
BOULGAKOV Mikhaïl (1891-1940)
Écrivain russe, il est l'auteur d'un chef-d'œuvre incomparable, "Le maître et Marguerite",
un roman complexe, foisonnant, complètement original, succession de trois
récits se situant dans des époques très différentes, et malheureusement
inrésumable, à moins de détailler. Sachez seulement que la première
des trois parties confronte le milieu littéraire russe, composé de profiteurs du
système soviétique, au diable qui se joue de ses victimes sous
l'apparence d'un magicien accompagné d'une troupe démoniaque et
meurtrière, puis que l'on suit dans la deuxième partie le Christ à
Jérusalem, dans ses rapports avec Ponce Pilate jusqu'à sa crucifixion,
et enfin que l'on assiste dans la dernière partie à un bal chez le
diable... Présenter le roman de cette façon est évidemment très
insuffisant, et il faut le lire pour goûter sa force mêlant fantastique
et réalité dans un délire jubilatoire et plein d'humour. Une œuvre puissante, enthousiasmante et pleine d'énergie, où le style
change selon le type de récit.
CÉLINE
Louis Ferdinand (1894-1961)
Écrivain français sulfureux, de son vrai nom Louis Ferdinand
Destouches, malheureusement connu pour ses pamphlets antisémites et les
propos fantasques des entretiens radiophoniques de la fin de sa vie,
personnage haut en couleur, il est néanmoins, sans doute, le plus grand
écrivain français du XXème siècle, pour un chef-d'œuvre sans
concurrence :
"Voyage
au bout de la
nuit"
: le roman le plus écorché de la littérature. La
sensibilité de Céline est à vif, très originale, avec un style à
la limite de l'argot, et du langage familier, mais avec une force
exceptionnelle. Les errances de Bardamu, son personnage principal, médecin comme l'auteur, qui vont le mener du sordide et de la
médiocrité de la banlieue parisienne à l'Afrique puis à l'Amérique, sont
ce qui est arrivé de mieux à la littérature française
du XXème siècle. La langue est forte, truculente, jouissive,
parfois délirante dans les tirades les plus folles, avec un souffle épique extraordinaire. Certes,
beaucoup de gens ont du mal avec cette écriture et n'arrivent pas à
entrer dans cette
littérature géniale, mais passer à côté, c'est rater une œuvre hors
du commun, et l'un des plus grands chocs littéraires qui soient. On
fait ce voyage d'une traite et on en sort complètement secoué, pour ne
plus jamais l'oublier. Un chef-d'œuvre absolu.
Un
deuxième roman est excellent, bien que moins réussi : "Mort à crédit".
Le narrateur est plus jeune (adolescent), et lui aussi erre et connaît
des
aventures improbables, comme Bardamu. Là encore, une avalanche de
situations cocasses, et le délire d'une langue extraordinaire. C'est
encore très bon, et on n'y trouve pas encore les défauts qui
apparaîtront dans les romans suivants, qui
voient le style changer grandement, et laisser une place énorme aux
répétitions, aux phrases non finies, et à une chose qui lui a été
très reprochée : un tic qui lui fait mettre des points de suspension
partout, et rendre ses phrases bafouilleuses. ARTAUD Antonin (1896-1948)
Célèbre
pour sa folie et ses internements en hôpital psychiatrique, cet
écrivain, poète et théoricien du théâtre (le théâtre de la cruauté)
m'intéresse ici pour son écriture et la force exaltée de son
inspiration délirante dans certains de ses textes. Écorché vif,
souffrant l'existence, il est l'auteur notamment de L'ombilic des limbes et de Le pèse-nerfs,
où il traque avec les mots ses états mentaux et sa douleur, à la fois
dans son esprit et dans son corps. Écriture puissante, jubilatoire et
totalement originale, elle demanderait parfois à être criée ou dite à
haute voix, tant elle est sonore... Une expérience de lecture unique.
FAULKNER
William (1897-1962)
Écrivain
américain qui
a raconté le sud et les rapports entre les maîtres blancs et les
esclaves noirs avec beaucoup d'ironie et une certaine méchanceté
(aucune dénonciation ou revendication dans sa démarche), il est
connu notamment pour "Tandis que j'agonise", suite de
trois points de vue différents sur les mêmes événements autour
de la préparation d'un enterrement, à partir de la fabrication du
cercueil. Mais son chef-d'œuvre absolu est "Absalon ! Absalon
!", qui raconte l'histoire assez banale d'un meurtre, sur fonds d'inceste, dans une
langue exceptionnellement forte, lyrique, épique, avec un souffle
faisant d'un récit somme toute sordide une tragédie antique d'une
puissance littéraire qui laisse haletant... L'un des très grands livres de l'histoire littéraire...
PONGE Francis (1899-1988)
Poète
français, ses courts textes en prose sont d'une précision, d'une
exactitude, et d'une rigueur qui requièrent une grande attention pour
les goûter. Matérialiste, il s'évertue à décrire les choses, des objets
anodins, comme du savon, un cageot, une figue etc, dont il énumère les
qualités physiques, et, à force d'images, de métaphores, de jeux sur
les mots, de tournures habiles, de glissements sémantiques fantaisistes
et d'une maîtrise aiguë du langage, il parvient à donner à ses
descriptions un caractère unique, fascinant, et aux objets une
sorte de densité due à la perfection de l'écriture et
à l'originalité du point de vue. Et d'un texte à l'autre, il tourne
autour de l'objet en autant de variations, dont l'enjeu véritable est
l'écriture elle-même, et non les objets décrits, bien entendu.
Celle-ci est marquée par la recherche du mot juste, par la concision,
et par un humour toujours présent, rendant ces exercices
jubilatoires... Pas à la portée de tout le monde, ces textes peuvent
paraître complètement creux à qui n'a pas acquis cette finesse du
langage... Parmi les plus réputés : Le parti pris des choses, Le savon, Comment une figue de parole et pourquoi, et le reste si vous aimez, bien que d'autres œuvres soient plus développées et obéissent à une esthétique un peu différente...
VIALATTE Alexandre (1901-1971)
Écrivain
français qui a inventé un genre : la chronique. Il a aussi écrit des
romans, et est le premier traducteur français des œuvres de
Kafka, mais c'est dans ses articles de journaux et revues, où il
racontait ce qu'il voulait, qu'il a le plus développé un talent
original, et un ton plus souvent imité qu'on ne le croit (les
humoristes Philippe Meyer et Pierre Desproges lui doivent beaucoup).
Il a ainsi publié dans le quotidien auvergnat La Montagne,
qui lui laissait carte blanche, près de 900 chroniques ! Parlant de
littérature, de peinture, d'événements anodins, de l'air du temps, de
jardinage, de choses incongrues, étonnantes, de faits divers, il
fait des télescopages qui produisent une espèce de poésie nostalgique (son côté passéiste peut irriter un peu),
où toujours s'exprime une forme d'humour fin et en demi-teintes, dans
un style à la fois suranné et délicieux. Un régal le soir au coucher...
Pour bien faire, plutôt que d'acheter des volumes séparés, mieux vaut
acquérir l'intégrale des "Chroniques de la Montagne" en deux volumes parus dans la collection Bouquins aux éditions Laffont.
AYMÉ Marcel (1902-1967)
Écrivain
français atypique par sa vie et son ambiguïté politique, il a écrit de
nombreux romans, nouvelles et pièces de théâtre. Est-il vraiment un
grand écrivain à la hauteur des autres références de cette liste ? Sans
doute pas, mais il est au moins l'auteur d'un livre jubilatoire : "La jument verte". D'une rosserie exquise, ce roman raconte l'histoire d'une
vengeance entre deux familles de Claquebuc, un village dont la
chronique est faite avec une ironie, une vacherie pleines de bonne
humeur et de truculence. Les mœurs campagnardes sont dépeintes crûment et ça se lit vite, facilement.
ORWEL George (1903-1950)
Écrivain
anglais intègre, il est connu pour deux œuvres marquées par ses
engagements politiques, La ferme
des animaux
et 1984.
C'est cette dernière œuvre que je considère comme un chef-d'œuvre
unique, non pour ses qualités proprement littéraires ou
stylistiques, car Orwell n'est de ce point de vue pas un écrivain
original, dans la mesure où il ne fait pas partie de ceux qui
inventent leur langue, mais pour la force exceptionnelle de
l'histoire, de la situation décrite, et de sa réflexion politique.
Il s'agit, comme chacun le sait sans doute, d'un récit de
science-fiction décrivant la vie d'un homme rebelle dans une société
totalitaire, mise en place après une catastrophe militaire mondiale.
Ce "héros", Winston Smith, réalise peu à peu que tout
est mensonge, manipulation, surveillance, jusqu'à la pensée de
chaque individu, et souhaite résister à ce monde sans liberté, de
pauvreté et d'absence de plaisir, où tout est contrôlé... Je ne
donnerai pas de détail. Ce qui fait la force et l'intérêt de ce
livre, mais aussi sa difficulté, ce n'est pas son caractère de
science-fiction, d'autant que ce livre paru en 1949 donne comme
horizon futur l'année 1984 pour nous devenue un passé assez anodin.
Ça n'est pas non plus exactement la suite des péripéties et le
suspense, mais son aspect théorique, intellectuel, de traité
politique décrivant minutieusement le fonctionnement du
totalitarisme poussé à l'extrême, en de longs passages captivants,
constituant comme des parenthèses dans le récit, et lui donnant une
ampleur que n'ont pas les livres de science-fiction plus ordinaires.
C'est aussi et surtout la force de sa réflexion sur ce que peut être
la manipulation psychologique alliée à la torture, décrites
longuement et donnant à ce livre la puissance de l'horreur et du
vertige. C'est un livre qui marque, apportant aussi une réflexion
très troublante sur les rapports entre l'identité personnelle et la
mémoire, l'écriture de l'histoire, la construction du présent par
la réécriture mensongère du passé...
GOMBROWICZ Witold (1904-1969)
Écrivain polonais connu pour son premier roman "Ferdydurke"
qui avait fait scandale à sa sortie (1937), il est considéré comme
important dans l'histoire de la littérature pour des raisons que vous
irez lire sur un site spécialisé si ça vous intéresse. Le fait est que
ses romans ne sont pas des romans, même s'ils racontent des histoires,
dans la mesure où celles-ci sont bizarres, absurdes, paradoxales. Elles
mettent en scène une critique du masque social et un goût pour
l'immaturité et la jeunesse... "Cosmos"
est sans doute son chef-d'œuvre : un étudiant, accompagné de son ami
Fuchs, réside dans une pension de famille pendant les vacances d'été.
La découverte d'un moineau mort pendu est le début d'une enquête et
d'une suite de signes, donnant lieu à autant d'interprétations, qui
vont peu à peu prendre sens, mais pas un sens de roman traditionnel...
Parmi des personnages aux comportements étranges, on trouve notamment
Léon Wojtys, un vieil
homme qui joue avec les mots et trouve une grande sensualité dans des
tics et actes anodins... Livre rapide, sans graisse, étrange et
jubilatoire. A lire aussi "Bakakaï", recueil de nouvelles, et "La Pornographie",
petit livre rapide sur la perversité, la manipulation, le désir, mais
qui pour autant n'a pas de contenu sexuel, centré sur les manigances de
deux hommes qui veulent unir malgré eux deux adolescents...
GROSSMAN Vassili (1905-1964)
Écrivain russe qui a eu à souffrir fortement du régime soviétique dans
lequel il était pourtant initialement bien intégré en tant qu'adepte
convaincu du communisme, mais dont il est devenu très critique à mesure
qu'il prenait conscience de ses méfaits, il est l'auteur d'un livre
fort et foisonnant : "Vie et destin".
L'écriture en patchwork donne une forme originale au roman, et permet
de croiser une grande quantité de récits de destins individuels durant
la seconde guerre mondiale, entre septembre 1942 et avril 1943,
notamment des membres d'une famille bourgeoise instruite, les
Chapochnikov, et tourne autour de la bataille de Stalingrad, dont la
reconstitution est très évocatrice. Si le fil des récits est parfois
difficile à suivre, en raison du nombre important de personnages, et de
l'éloignement dans le livre des différentes séquences concernant le
destin de l'un ou l'autre, comme dans "Guerre et paix" de Tolstoï,
modèle évident de Grossman, l'ensemble n'en est pas moins fort,
captivant, oppressant, car l'horreur du système stalinien et la peur
constante des russes à l'égard d'éventuelles dénonciations y sont
montrées constamment, ouvrant au lecteur occidental une perspective
sidérante d'absurdité, de harcèlement, d'injustice permanente, d'un
univers où règnent l'arbitraire et une idéologie totalitaire imprégnant
tous les aspects de la vie des protagonistes, étouffant l'individu dans
un faisceau de rapports de force obsédant comme du Kafka... Chacun épie
chacun, et les rapports sociaux sont tyrannisés par les pressions
politiques. Dans cette vaste épopée de plus de 1000 pages, l'auteur
nous raconte les aléas de la carrière d'un physicien juif en butte au
pouvoir, Strum (mari d'une fille Chapochnikov), sans doute le
personnage principal, et les péripéties de plusieurs membres de sa
famille, géographiquement proches ou lointains, ainsi que d'autres
personnages sans rapport avec eux, mais dont les destins sont
bouleversés par la guerre, mêlés à ceux d'hommes historiques réels,
notamment des militaires ayant eu un rôle important pendant le conflit.
Il nous montre le pouvoir abusif des commissaires politiques
(le personnage de l'homme habile et redoutable Guetmanov), mais aussi
comment la vie de l'un d'entre eux peut tout à
coup basculer dans l'horreur des traitements cruels et destructeurs mis
en place par l'administration soviétique pour faire disparaître ceux
dont elle veut se débarrasser, la préparation de l'offensive des russes
contre l'armée allemande bloquée à Stalingrad, les combats dans les
quartiers et les usines de la ville, la déportation, la mort des fils à
la guerre etc... Livre riche, donc, où Grossman traite de la même
manière le stalinisme et le nazisme, faisant notamment un parallèle
entre les camps de concentration soviétiques et nazis.
A noter enfin que le livre, confisqué par le KGB et considéré longtemps
comme perdu, n'a été publié qu'après la mort de l'écrivain, en 1980, en
Occident...
BECKETT
Samuel (1906-1989)
Écrivain
irlandais de langue française, car il s'est installé à Paris, à
l'univers absurde, vide et clos, pas réaliste, dont les "héros" sont
des hommes presque
stupides, aux comportements infantiles. Il est connu surtout pour son
théâtre ("En attendant Godot", "Fin de partie", "Oh les beaux jours" etc), mais ses œuvres les plus importantes,
c'est dans ses romans, comme il le disait lui-même, qu'il faut les
chercher. Parmi ses meilleurs, le plus célèbre est "Molloy", personnage absurde que l'on suit dans ses errances abstraites et improbables, mais sont tout aussi réussis "Malone meurt", "Comment c'est", "Mercier et Camier", "Murphy", ou le très court récit "Premier amour",
qui n'a rien de romantique (c'est le moins qu'on puisse dire), mais où
on trouve toujours un humour particulier... Toute sa littérature nous
montre des personnages régressifs qui n'assument pas l'existence et la
réalité, préférant se réfugier dans des rites infantiles. Sachez aussi
que plus
Beckett vieillit, plus son style se minimalise, s'appauvrit, et devient
une épure... On
doit à Beckett, pour résumer sa littérature, le mot "lessness", ce
qu'on s'est essayé à traduire maladroitement par "viduité"... Selon
lui, on n'a rien à dire, mais on ne cesse d'essayer de dire quelque
chose pour ne pas sombrer dans le néant... Expérience limite de la
littérature en tant que récit, où il n'y a plus d'histoire au sens
d'aventure...
LOWRY Malcolm (1909-1957)
Écrivain
anglais alcoolique et voyageur, il est l'auteur d'un livre majeur,
considéré comme un livre culte (dans un sens non galvaudé), "Au-dessous du Volcan".
Le livre raconte la dernière journée et la fin tragique d'un consul
(alcoolique lui aussi) que poursuit la culpabilité, et de sa femme qui
vient de le rejoindre, au Mexique, en 1938, sur un fond de troubles
politiques et de corruption. Dit comme ça, ça n'est pas très vendeur...
Mais une fois de plus, ce qui fait la force des grands est la puissance
évocatrice, et l'écriture elle-même, dense, habitée, qui sublime les
aventures de ce couple par un souffle épique hors du commun, notamment
par les hallucinations du consul... Mieux vaut ne pas voir le film de
John Huston qui en a été tiré, quelles que soient ses qualités
cinématographiques reconnues : vous rateriez la littérature...
ANTELME Robert (1917-1990)
Il n'est pas réputé pour être un grand écrivain, et ça n'était pas son activité principale, mais son livre "L'espèce humaine"
est à mon sens le plus beau livre jamais écrit sur les camps de
concentration. Lui-même rescapé de justesse de Buchenwald, il ne se
contente pas de témoigner (comme le fait Primo Lévi), mais prend le
risque de romancer son expérience ("risque" car il est difficile de
garder l'équilibre entre la sécheresse du témoignage et la possible
obscénité d'un roman complaisant comme il en a été écrit depuis par des
écrivains n'ayant pas vécu les faits), en lui donnant la force et le
souffle de la littérature, ce qui fait de son livre un chef-d'œuvre. Cette lecture est une expérience forte et indispensable.
SIMON
Claude (1913-2005)
Auteur
méconnu, qui est
devenu célèbre pour son livre "La route des Flandres" (mais qui n'est pas son meilleur),
dont les thèmes vont se retrouver dans à peu près tous ses autres
romans : la débâcle de 1940 (tirée de sa propre expérience de
cavalier dont l'escadron a été décimé dès les premiers jours de
la deuxième guerre mondiale), le destin d'un parent éloigné de la fin
du XVIIIème
siècle, les souvenirs de ses parents, des amours pitoyables d'un
officier de
cavalerie etc, les récits se suivant et s'entrecroisant selon les
réminiscences confuses de la mémoire, qui tissent un patchwork de
sensations, de souvenirs véritables ou imaginaires entremêlés et
fragmentaires, sans que le narrateur soit clairement identifié, et
produisent une sorte de vertige, de fascination... Les mêmes thèmes
apparaissent
dans un roman,
réapparaissent dans un autre, traités un peu différemment, sous un
autre angle, mais on
peut dire qu'il traite en gros toujours la même histoire qui fait
l'objet de variations caractérisées par un style difficile d'accès,
mais magnifique, probablement ce qui s'est fait de plus fort dans la
deuxième moitié du XXème siècle. C'est une langue qui s'enroule,
se déroule, dans une phrase longue, très longue, où les
parenthèses s'enchevêtrent, s'emboîtent comme des poupées-gigogne,
le tout avec une musicalité évidente, à l'égal d'un Flaubert ou
d'un Proust. Là encore, maîtrise de la langue française et esprit
fin obligatoires.
Ses chefs-d'œuvre :
"L'acacia" et les "Géorgiques".
Attention, le deuxième commence par quelques dizaines de pages où
trois ou quatre récits s'enchevêtrent sans aucune transition, sans
que cela soit signalé. Le lecteur passe de l'un à l'autre sans le
savoir tout de suite. C'est dépaysant, mais hypnotisant et
captivant. Chose plus courante en littérature, il n'est pas rare
d'avoir des pages sans ponctuation, charge au lecteur de la placer
lui-même, ou de réussir à suivre le rythme ainsi produit. Là
encore, une très grande force évocatrice pour qui s'y sent à
l'aise, un souffle lyrique qui est le signe des grands.
ROBBE-GRILLET Alain (1922-2008)
Pour
l'avoir entendu s'exprimer maintes fois sur France Culture, je n'ai
personnellement pas de sympathie pour cet écrivain et cinéaste français
vaniteux, dont les obsessions sado-masochistes parcourent les œuvres,
tant littéraires que cinématographiques. Mais certains de ses premiers romans méritent de figurer dans cette anthologie, en
raison de la recherche stylistique, d'une part, et de la force que cela
donne à un récit trouble d'autre part :
- "Le Voyeur",
malgré ce que semble annoncer le titre, n'a rien à
voir avec les obsessions évoquées plus haut. Le raconter serait
une faute, mais sachez juste que l'on suit un homme,
voyageur de commerce, débarquant sur une île qu'il parcourt à vélo
pour essayer d'y vendre des montres dans la journée, et que, peu à peu,
le récit dévoile plus ou moins une vérité qui donne au roman une grande
force. Or, le travail formel, malgré ce qu'il a d'artificiel, brouille
volontairement la lecture par une précision descriptive maniaque, et le
recours à des signes récurrents et des figures géométriques, rendant
opaque et flou ce qui, dans un roman traditionnel, serait au contraire
rendu le plus clair possible. Un récit qui donne le vertige quand on
s'y laisse prendre...
- "La jalousie"
se concentre sur le triangle, que l'on suppose amoureux, constitué de
trois personnages, dans une plantation de bananiers : la femme, appelée
seulement par son initiale, le voisin invité, appelé par son prénom, et
ce qu'on suppose être à la fois le mari et le narrateur jamais nommé,
et même jamais évoqué, absent du récit, sauf en creux, par le détour de
quelques indications, comme le nombre de couverts mis à table et qui
suppose la présence de ce tiers observateur... Et le récit, obstinément
localisé dans la maison coloniale, inlassablement répète et tourne
autour des mêmes faits anodins, des mêmes descriptions, des mêmes
figures, des mêmes allusions qui ne se précisent jamais, et vont
jusqu'à se perdre dans l'ambiguïté, l'indécision du récit, ce qui
semblait une banale et probable histoire d'adultère finissant par se soumettre au
jeu littéraire et stylistique... On a reproché à Robbe-Grillet ses
recensions maniaques et absurdes du nombre de bananiers sur la
plantation, mais, hormis ce jeu un peu vain et obsessionnel, il faut
reconnaître l'habileté extrême avec laquelle il perd le lecteur, le
manipule, le piège et le renvoie à l'acte même de l'écriture
fictionnelle, dont finalement ressort la gratuité... Exercice de style,
sans doute, mais fascinant et virtuose...
KÔBÔ Abe (1924-1993)
Écrivain japonais dont le roman le plus connu est "La femme des sables",
chef-d'œuvre totalement original et oppressant, fort non de son style, pas original, mais de son histoire. Le personnage
principal se retrouve malgré lui piégé dans un village maritime au milieu des dunes,
dans une maison au fond d'une fosse, avec une femme qu'il ne connaît
pas, devant lutter en permanence contre l'invasion du sable qui sans
cesse recouvre tout, s'immisce partout et menace d'enfouir la maison
et le village. Situation absurde, étouffante, huis-clos où la révolte
fait peu à peu place à la découverte de cette femme, de ce mode de vie
et au renoncement à la liberté. Récit d'une force exceptionnelle,
complètement à part, voyage initiatique que l'on fait d'une traite.
BERNHARD Thomas (1931-1939)
Écrivain
autrichien qui a toute sa vie critiqué vivement son pays, sa
lâcheté face au nazisme, son conservatisme, son anti-sémitisme, et qui
a eu à subir des attaques violentes en réponse aux scandales qu'il
provoquait sciemment, il compte parmi les écrivains du XXème siècle les
plus importants de son pays. Son écriture atypique se caractérise par
le ressassement, la répétition et le monologue obsessionnel, sans
paragraphe, hypnotisant le lecteur par une phrase qui ne cesse de se
redire et de creuser peu à peu la pensée du narrateur...
- L'un de ses livres les plus réussis est "Maîtres anciens",
où, assis dans une salle du Musée d'Art Ancien de Vienne, le
narrateur, en observant son ami Reger, se livre, à travers divers
souvenirs d'entretiens, à une démolition quasiment systématique des
valeurs artistiques et esthétiques communément admises, véritable jeu
de massacre jubilatoire, dégraissant l'histoire de l'art
de ses enflures, de sa métaphysique, de ses croyances naïves dans le
génie artistique et la perfection des œuvres, dont il s'applique à
dénoncer la vanité... Lecture salutaire et drôle...
- Un autre de ses grands livres est "Corrections", dont le narrateur s'installe dans une maison située dans une gorge où
coule un torrent, pour trier les papiers laissés par un ami nommé
Roithamer, qui s'est suicidé. Ces papiers parlent d'un projet
architectural censé atteindre la perfection, une habitation en cône au
milieu d'une forêt où devait habiter la sœur de l'architecte, morte
avant d'avoir pu y habiter vraiment, et qui se solde donc par un
échec ; et d'autre part, ces papiers parlent de la maison familiale et
des rapports conflictuels avec les membres de la famille... Là encore,
la phrase de Bernhard tourbillonne, se répète,
ressasse, et mêle réflexion sur la création, problèmes familiaux,
perfection impossible et vanité du génie artistique...
TOOLE John Kennedy (1937-1969)
Écrivain
américain, il est l'auteur d'un grand livre comique, même si ça n'est
pas à proprement parler un chef-d'œuvre, en raison de lourdeurs et de
redondances : "La conjuration des imbéciles".
On y suit, dans les annés 60, les aventures drolatiques et grotesques d'Ignatius Reilly, un adolescent
attardé de 30 ans vivant chez sa mère qui cherche à s'en débarrasser. Intellectuel fainéant et de mauvaise composition, visiblement
inadapté au monde réel, il est forcé de chercher du travail. Bien sûr,
toutes ses tentatives échouent lamentablement. L'ouvrage est vraiment
drôle et dépeint une Amérique médiocre, vulgaire, composée d'habitants
que le "héros" qualifie de dégénérés... Pour la petite histoire, John
Kennedy Toole s'est suicidé à 32 ans, en 1969, parce que, personne ne voulant
publier son livre, il se croyait un écrivain raté. Son livre a été
vendu à des millions d'exemplaires depuis sa parution en 1980...
MICHON Pierre (1945-pas mort)
Écrivain
français, même s'il a écrit plusieurs (bons) livres, il est l'auteur
d'un chef-d'œuvre qu'il ne parvient ni à dépasser ni à reproduire : "Vies minuscules".
C'est une sorte d'autobiographie qui se dessine à travers des récits
distincts racontant les histoires de gens simples et ordinaires
rencontrés par le narrateur, comme autant de nouvelles auxquelles le
style exceptionnellement fort de Michon donne quasiment une dimension
héroïque ou mythologique. La langue est superbe, pleine de
matière, pesante, forte et sonore. Une écriture dense et extrêmement
travaillée, où chaque mot est choisi.
EGOLF Tristan (1971-2005)
Ecrivain
américain et activiste politique, dont la vie très courte s'est achevée
par un suicide, il a écrit un premier roman qui, sans être un
chef-dœuvre, à cause de quelques maladresses, est un livre
suffisamment fort, original, décalé et fou pour prendre une place
particulière dans une bibliothèque : "Le seigneur des porcheries",
avec comme sous-titre "Le temps venu de tuer le veau gras et d'armer
les justes". Presque aussi écorché que "Voyage au bout de la nuit" de
Céline, ce livre, dont le narrateur est inconnu mais témoin des faits
relatés ou reconstitués, raconte l'histoire tragique, depuis son
enfance, d'un personnage marginal, John Kaltenbrunner qui, obstinément
incompris et victime de l'acharnement du sort et de la bêtise des
habitants dégénérés de Baker, bourgade arriérée du Midwest, où il est
systématiquement empêché de réaliser aucun de ses projets, et peu à peu
détruit moralement et physiquement par la malchance, les circonstances,
et une suite de mésaventures aussi révoltantes que comiques, décide de
se venger de toute la ville. C'est l'occasion de montrer des situations
sordides, grotesques, des événements désastreux, et les travers d'une société américaine provinciale et sectaire,
mais avec une ironie constante, un ton sarcastique, drôle, truculent et
baroque, faisant des malheurs de Kaltenbrunner une épopée moderne
jubilatoire, d'un grand souffle épique.
D'autres à venir...