"L'opéra vague n'est rien", ou pourquoi la musique de Wagner peut ne pas être aimable...
            
Bien sûr, il ne s'agit pas de commencer à dire tout ce que je n'aime pas, puisque c'est le contraire du but de ce guide, et si je me fends d'un article sur ce sujet, c'est qu'il est susceptible d'intéresser toute personne attirée par l'opéra wagnérien. Mon dessein est de montrer ce qu'il y a de profondément malsain, et dans cette musique, et dans le goût de ses amateurs... Les raisons sont de plusieurs ordres mais se recoupent.

La plus simple à évoquer, et qui est connue, c'est l'antisémitisme de Wagner. A première vue, ça ne devrait pas avoir d'incidence sur l'appréciation de sa musique, tout comme celui de Céline, au XXème siècle, n'empêche pas "Voyage au bout de la nuit", où il n'y en a aucune trace, d'être le chef d'œuvre du siècle... A ceci près que, chez Wagner, ça va déterminer les livrets de plusieurs de ses opéras, qu'il écrit lui-même. La Tétralogie, particulièrement, non seulement met en scène l'image qu'il se fait des juifs à travers les Nibelungen, êtres vivant dans les profondeurs de la terre dans le but d'y produire de l'or, mais en plus il dresse en héros l'homme puissant, doté d'une force physique brutale, qui ne pense pas mais agit et renverse le règne des dieux (Siegfried). Evidemment, cet être par qui se font les grands bouleversements est blond et a les yeux bleus, conforme à l'idéal aryen... Et si Wagner a été le compositeur fétiche des nazis, c'est bien en raison de cela, qui suinte dans une bonne partie de son œuvre. Et dire que reprocher à Wagner ce qu'en ont fait les nazis, qu'il n'a évidemment pas pu connaître, n'a pas de sens, historiquement, c'est refuser de voir que l'idéologie nazie est déjà tout entière dans la mentalité de Wagner, et que les nazis n'ont pas eu besoin de tricher avec ses textes pour en tirer le prolongement direct de leurs idées folles. Au contraire de Nietzsche, que les nazis ont "récupéré" en méconnaissant et déformant sa pensée, Wagner se prête directement à devenir une icône de ce régime criminel. Et je ne m'appesantis pas sur la mystique épaisse qui parcourt la Tétralogie, Parsifal etc... Si vous voulez des détails, il doit être facile d'en trouver ici ou là, car ça n'est plus aujourd'hui discutable.

Soit, mais quel rapport avec sa musique ? Les textes, les idées, soit, mais comment la musique pourrait-elle être le reflet direct de ça ?
Pas de son antisémitisme, en effet, mais de son aspiration à une surhumanité, si, pleinement, et c'est cela, surtout, que je souhaite expliquer.
En effet, le petit Richard, selon une tradition germanique qu'Hitler n'a fait que réveiller (et encore, elle somnolait à peine), ne fait pas que haïr les juifs : haïr son semblable parce qu'il est semblable n'a guère de sens, à moins d'accepter un désir d'auto-destruction, qui est envisageable, mais n'est évidemment pas valorisant, et donc pas conforme au désir de puissance qui anime un Wagner avide de grandeur et dévoré d'ambition. En revanche, haïr le juif parce qu'il est inférieur, c'est d'abord le désigner comme inférieur, et pour se convaincre de cette infériorité, il faut à la fois lui retirer ce qu'il a d'humain (cf les Nibelungen, et la fonction des camps etc), mais aussi se hisser au-dessus de lui, c'est-à-dire se désigner soi-même comme supérieur, ce qui suppose de se trouver quelque chose de plus que le juif, qui n'est malgré tout qu'un être humain, et qui est malgré tout un être humain, ni plus ni moins que les autres êtres humains. Il faut donc être soi-même plus qu'humain, sur-humain. Et c'est là tout le sens, et des fantasmes d'Hitler et de ses partisans, et de la mythologie germanique de la race aryenne, qui non seulement désigne le juif comme responsable des calamités qui arrivent sur la terre, mais du même coup érige l'Allemand en maître du monde, à qui ce rôle revient de droit par son sang, par son appartenance à la race des seigneurs, des maîtres...

D'accord, mais en quoi cela peut-il s'entendre dans sa musique ? Essentiellement dans le rythme, d'une part, et dans le chant d'autre part, les deux étant liés.
Il faut admettre un préalable, qu'on peut sans doute discuter mais qui s'impose pourtant avec une certaine évidence : la musique est, à l'origine, rythme, pulsation, et si, aujourd'hui, notamment avec l'"ambient", ou avec certaines musiques du XXème siècle, on produit des musiques sans rythme perceptible, repérable, partout dans le monde, depuis les origines, quelles que soient les ethnies considérées, le rythme structure la musique. D'où viennent ces rythmes divers, marqués différemment etc ? Nécessairement de rythmes naturels à l'homme, échos de rythmes organiques, de cycles, de cadences dont nous n'avons pas conscience mais qui nous animent. Il est probable que ces rythmes soient notamment liés à la respiration. Et le fait qu'un rythme marqué s'imprime aussitôt chez l'auditeur, le berce, le fait bouger etc, illustre assez le lien naturel qui unit le rythme et le corps... Bref, cela explique sans doute pourquoi, depuis toujours et jusqu'au XXème siècle, et quel que soit le genre musical, même les musiques savantes font entendre le rythme qui les habite, rythme nécessairement humain, c'est-à-dire faisant écho dans le corps de l'homme, et que le corps de l'homme suit avec plaisir, en général... Purcell, Bach, Mozart, Beethoven etc, tous n'ont composé que des pièces où le rythme se perçoit toujours nettement... Or, avec Wagner, une mutation s'opère : même si, bien sûr, nombre de ses œuvres gardent un rythme lisible, identifiable, et par là humain, beaucoup de ses morceaux d'opéras voient en revanche les repères rythmiques se dissoudre, s'étirer, se distendre, et même quasiment disparaître dans la masse sonore. D'une part, cela s'entend par un orchestre qui devient parfois un flux continu, étiré, où la pulsation ne s'entend presque plus, où l'auditeur a du mal à se repérer. Mais surtout cela s'entend jusqu'à la gêne dans le chant, dont la respiration semble devenir impossible, demandant aux chanteurs et chanteuses des prouesses techniques hors-normes. Et c'est précisément là que, à mon avis, se niche le caractère malsain et profondément ancré dans les pulsions dominatrices de Wagner qui, en tentant de produire un chant surhumain, en arrive à nier l'humain. Car ces pauvres chanteurs (et surtout chanteuses) qui hurlent indéfiniment pour que leur voix sorte de la masse orchestrale, et survive à un manque cruel de respiration, ils restent des êtres humains, et les mauvais traitements qu'ils infligent à leur voix pour chanter de façon surhumaine produisent tout simplement de la laideur... Écoutez les chanteuses de la Tétralogie : elles beuglent... Et c'est d'autant plus long et pénible que la ligne mélodique refuse les séductions habituelles et devient indistincte, Wagner renonçant la plupart du temps aux airs émouvants qu'on a l'habitude (et dans une certaine mesure le besoin) de trouver dans la musique pour y prendre plaisir. Bref, en cherchant à dépasser les limites biologiques de l'homme par un étirement de la respiration, et par une dissolution du rythme, Wagner atteint le vague, le flou, l'indistinct, et le lourd... Au lieu de se contenter de faire de la musique comme ses géniaux prédécesseurs, en visant au-delà du rapport naturel de l'homme au rythme, à force de surenchère, il produit un néant boursouflé, une vanité excessive, comme une agonie interminable de la musique... Et sans doute faut-il avoir une sensibilité aussi épaisse que celle de Wagner pour aimer son chant, et être animé des mêmes pulsions dominatrices. Bref, il n'est pas étonnant de constater que le fond se retrouve dans la forme.

Alors bien sûr, ce que je dis là est, par simplification nécessaire, et par facilité, exagéré, d'autant que ce que je dis du chant, je ne le dirai pas de certaines pièces orchestrales dont la beauté s'impose avec évidence... Il y a en effet du génie chez Wagner, et des trouvailles dans les couleurs orchestrales qui ont produit de grandes pages de musique (comme l'ouverture de "l'Or du Rhin"). Il s'agit juste d'une tentative d'interprétation d'une intuition forte, dont je ne cherche pas à cacher le caractère discutable. Mais il ne faudrait pas, sous ce prétexte, rejeter cette interprétation comme absurde ou fantaisiste. Il faut pour cela faire l'effort d'être honnête avec soi-même et interroger ce qui attire dans cette musique, et la fascination qu'elle déclenche. Que vont chercher tous ces fanatiques à Bayreuth, payant une fortune des places pour des spectacles où le grotesque n'est pas rare, et qu'il faut réserver plusieurs années à l'avance ? Comment font ces gens pour ne pas pouffer quand, sur l'air de la fameuse et pompeuse chevauchée, les walkyries apparaissent dans leur costume ridicule (casque à cornes et nattes blondes), et s'époumonent désespérément pour se faire entendre malgré l'orchestre ? Comment peut-on être persuadé du caractère prétendument génial de ce chant au point de ne pas entendre ses ridicules, sa laideur, et de ne pas voir ce qui se passe sur scène ? D'où vient cet aveuglement ? Pas seulement du snobisme... Il y a sans doute aussi chez les auditeurs fascinés de Wagner cette même volonté de puissance et cette même aspiration à la surhumanité. Tout comme, ce qui n'est pas rassurant, on retrouve ce type de mythologie de bazar dans les jeux vidéo, dans l'"heroic fantasy" et autres passe-temps pour ados en quête de puissance et de dépassement de soi (et si nous nous contentions d'être simplement ce que nous pouvons être)...

Je voudrais aussi par ailleurs liquider un argument spécieux et naïf : certes la musicologie montre le génie créateur de Wagner (les "leitmov", les harmonies flirtant avec la tonalité, le langage original et nouveau, le tissu orchestral etc), et il est incontestablement, de ce point de vue, un compositeur novateur... Et, comme je l'ai déjà dit, il n'est pas question de lui contester ces qualités. Mais c'est réduire la musique à de la technique, c'est juger le génie d'un point de vue scientifique, et non esthétique. Or, les qualités musicologiques d'une œuvre ne lui donnent pas pour autant la beauté et le génie artistique. Si l'originalité est un critère en art, ça n'est en aucun cas un critère suffisant, et le caractère novateur de la musique de Wagner n'en garantit absolument pas la valeur artistique (sinon, l'air de "l'hymne à la joie" n'aurait pas grande valeur, parce que plutôt simple, alors que c'est un des plus beaux qui aient été composés). Par conséquent, il serait bon que les musicologues cessent de confondre l'intérêt scientifique d'un objet d'étude et ce qui fait la force d'une œuvre d'art... Les considérations ci-dessus ne sont à lire que par un lecteur débarrassé de son savoir technique...

Encore une chose : il semble aussi que la tradition interprétative qui prévaut depuis le XIXème siècle renforce le caractère grotesque que j'attaque dans ces lignes. En effet, les chanteurs wagnériens, à qui on demande une énorme puissance, pour que leur voix passe par-dessus le volume sonore d'importantes masses orchestrales, sont d'office des gabarits hors-normes, dont la voix ne peut guère avoir de grâce, de finesse, comme il en faut dans des lieder ou des chants religieux par exemple. Ajouté au sérieux et au ridicule parfois pompeux des textes, à l'absence de mélodie séduisante, cela constitue cet ensemble très lourd que je ne suis pas le seul à détester... Mais il semble que, depuis assez peu de temps, des chefs choisissent de changer considérablement ces habitudes, en allégeant la masse orchestrale, en baissant le volume sonore, ce qui permet d'avoir des chanteurs beaucoup plus fins (je ne parle pas du physique), plus nuancés, articulant mieux, faisant entendre la beauté de leur timbre, notamment les femmes, dont la grâce vocale peut enfin s'entendre dans ce contexte, sans qu'on ait l'impression d'avoir affaire à des pachydermes ou à des bovidés. Ça serait déjà beaucoup mieux... Mais ça ne changerait malheureusement rien à l'esprit de cette musique, à sa vanité, son étirement, sa négation du rythme, son aspiration à la surhumanité.





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