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MUSIQUE JAZZJe
n'avais pas l'intention d'ouvrir une rubrique sur le jazz, genre musical né au début du XXème siècle, parce que ma
culture dans ce genre musical est plus limitée que pour le classique
ou le pop/rock, mais comme le jazz est tout autant méconnu que la
musique
classique et donne au néophyte l'impression d'une jungle touffue, dans laquelle on ne sait par où entrer, il peut être
utile de faire partager ce que je sais... Le problème
qui se pose ici particulièrement, c'est que mes goûts en jazz sont limités à une petite
partie du jazz, ne
sortant guère des styles
qu'on appelle le "cool jazz", le "hard bop", et quelques variantes des années 50 et 60. Je ne peux à peu près rien dire du
jazz d'avant 1950, parce que je ne
l'apprécie pas beaucoup. En revanche, je
conseillerai aussi des musiciens d'aujourd'hui, qui s'inscrivent dans
la lignée de courants des années 50-60, et d'autres proposant des
musiques originales, inclassables, parfois proches du rock ou d'autres
influences. En tout cas, je prendrai le soin de ne conseiller que ce
qui est consacré par la critique, pour que mes conseils soient
pertinents... Par
contre, une telle rubrique se heurte à un obstacle de taille, propre au
jazz : la quasi impossibilité, à moins d'avoir une approche
encyclopédique hors de ma portée et de mes intentions, de dresser un
panorama précis et aussi détaillé que je le souhaiterais, car, à la
différence des groupes pop/rock, par exemple, dont la longévité
n'excède en général pas une dizaine d'années (et encore), la
discographie d'un musicien de jazz se confond avec sa vie complète,
ou presque, et traverse les époques, d'autant qu'un musicien de jazz
participe souvent à de nombreuses formations différentes au cours de sa
carrière, avec des effectifs variés, traverse et pratique plusieurs
styles, et qu'il existe finalement très peu de "groupes" en jazz, comme
c'est le cas en pop/rock, ce qui rend bien difficile de suivre
chacun... En plus, les rééditions discographiques ajoutent souvent de
nombreux bonus, comme des prises alternatives ("alternate takes"), mais aussi des morceaux
inédits, qu'on ne trouve pas sur les éditions originales, bien sûr, et
qui varient d'une réédition à l'autre, ce qui fait de tout ça un
fouillis indescriptible, et rend
surtout l'évocation d'un disque problématique, puisque, selon
l'édition, le contenu ne sera pas forcément le même. Je privilégierai
donc les albums originaux, et préciserai quand j'évoquerai des bonus
sur des rééditions. Donc, mes connaissances en jazz ne me permettent
pas de faire mieux que de dégager les
meilleurs albums de quelques artistes, et même plutôt les meilleurs
morceaux, mais pas la totalité des productions des musiciens cités...
L'ordre, comme d'habitude, sera chronologique. Les dates données
entre
parenthèses sont celles de naissance et de mort... La taille des
notices dépend directement de la connaissance que j'ai des musiciens
évoqués, et de l'intérêt que je leur porte, pas forcément de leur
talent...
Pour écouter la plupart des morceaux évoqués, tentez votre chance sur MusicMe, Deezer ou Jiwa...
Les titres des albums et des morceaux conseillés sont en italiques grasses, ceux des morceaux qui sont juste cités mais pas spécialement conseillés sont en italiques normales,
et les titres qui ont déjà été évoqués mais sont cités à nouveau hors de la
notice de l'album concerné, sont "entre apostrophes" et en caractères
normaux...
ANNEXE V : Quelques remarques utiles sur cette liste et sur le jazz
THELONIOUS MONK
(1917-1982) : pianiste génial au style totalement original, apparemment
pataud, maladroit, raide, mais très maîtrisé, aux mélodies dépouillées
mais parfois très émouvantes, aux hardiesses harmoniques provoquant des
dissonances, il est inimitable et touche
l'auditeur comme personne, par un ton brut et souvent mélancolique. Son
sens de la note dosée et du silence a influencé Miles Davis, dont le
jeu à la trompette est fortement inspiré. Compositeur de qualité, il
a produit quelques "tubes" du jazz immortels, et c'est surtout cela que
je vais évoquer, car, connaissant mal ses albums (plus de 50), je vais me
limiter à quelques conseils rapides, sur ses meilleurs morceaux. Du reste, Monk est un musicien dont on trouve
des anthologies de bonne qualité, réunissant vraiment ses meilleurs
morceaux, ce qui suffit à la plupart des auditeurs, les disques
originaux étant rarement totalement satisfaisants. Les fans
iront chercher eux-mêmes tous ses disques...
Par conséquent, si vous cherchez une bonne anthologie, voici ce qu'il
est souhaitable d'y trouver : parmi les bijoux dont il est l'auteur, il
y a Well you needn't, Ruby my dear, Epistrophy, Mysterioso, 'Round midnight, Bemsha spring, Straight, no chaser, Blue Monk, Crepuscule with Nellie...
Dans les morceaux d'autres compositeurs qu'il a joués comme personne, en se les appropriant totalement, il y a le (trop) célèbre Just a gigolo
(de Leonello Casucci), qui deviendra un tube rock'n'roll dans la
version de Luis Prima, que tout le monde connaît. Monk en fait un
morceau délicat, tendre, nostalgique, lent dans la plupart des versions
qu'il en enregistra, un petit bijou émouvant. Idem pour Tea for two (de Vincent Youmans), auquel il donne les mêmes couleurs. A suivre...
Parmi les disques à conseiller pour ceux qui aiment l'entendre seul au
piano, il y a un double CD regroupant ses enregistrements de 1962 à
1968 : Monk Alone : The Complete Columbia Solo Studio Recordings 1962-1968,
offrant une large palette de son talent de pianiste, et plongeant
l'auditeur dans une atmosphère surannée, délicieusement mélancolique. L'essentiel est tiré de l'album Solo Monk, de 1964.
Pour
découvrir Monk et se faire une bonne idée de ce qu'il a fait de mieux,
et même si ça n'est ni le seul ni le meilleur conseil, sans doute,
commencez par écouter l'album Straight, No Chaser
(1967), varié, superbe, moins râpeux que beaucoup d'autres, avec de
très jolis thèmes, et Charlie Rouse au saxophone, Larry Gales à la
contrebasse et Ben Riley à la batterie. Il contient des morceaux
enlevés, comme Locomotive ou Straight, No Chaser, ou encore We see, qui vous communiquent leur bonne humeur, les deux derniers durant 11 minutes chacun, un aperçu de Monk en solo dans Between the devil and the deep blue sea, avec un brin de nostalgie, et enfin un bijou de tendresse, de délicatesse, I didn't know about you, irrésistible ballade amoureuse, et un incroyable morceau de 16 minutes sur un thème du folklore japonais, Japanese folk theme (Kojo No Tsuki)
(et oui, le même que reprendra le groupe Scorpions, en 1977, au cours
d'un concert au Japon, mais c'est une autre histoire...), plein de
charme et envoûtant. Si vous n'entrez pas dans ce disque, vous
n'entrerez sans doute pas non plus dans les autres de Monk... Outre une
autre prise de I didn't know about you, les bonus proposent une courte mais délicieuse version au piano seul de This is my story, this is my song, et Green chimneys, un thème typiquement Monkien, qui donne une bonne idée de son style de jeu et des accords dissonants qu'il appréciait...
DAVE BRUBECK (1920-2012)
Le
compositeur et pianiste de jazz qui a sans doute eu les plus grands
succès commerciaux, donnant au jazz de véritables tubes, il est
parfois dédaigné par les puristes, en raison de la facilité
d'accès de sa musique. Il est néanmoins un mélodiste remarquable,
auteur de morceaux immortels qui lui ont assuré une grande popularité...
Sa formation, le Dave Brubeck Quartet, fondée en 1951, a beaucoup changé de personnel,
mais a été marquée par la présence du saxophoniste alto et compositeur Paul Desmond, au
timbre et au jeu de velours qui ont beaucoup contribué à déterminer la
personnalité sonore du groupe, tout en faisant en parallèle une carrière solo évoquée dans sa notice. Là encore, je ne vais pas passer en revue tous les disques, mais évoquer les plus belles réussites.
- Brubeck time
(1955) : disque globalement rapide et agréable, typique du son de
Brubeck, où se détachent toujours le velours et la douceur sucrée de
l'alto de Desmond, je le cite seulement pour un petit bijou
particulièrement délicat et raffiné, Audrey, composition nostalgique de Desmond, le seul morceau lent du disque, et de loin le plus beau.
- Time out
(1959) : c'est le disque de jazz le plus connu, à cause des trois tubes
qui
ont étendu l'auditoire de ce genre musical, et le premier de l'histoire
à dépasser le million d'exemplaires vendus. Mais, s'il est facile
d'accès, il n'en
est pas moins excellent et l'un des fleurons du genre, joué par Brubeck
au piano, Desmond au saxophone alto, Eugene Wright à la contrebasse et
Jœ Morello à la batterie. Tout le monde
connaît l'air du premier morceau, Blue Rondo à la Turk,
avec son rythme effréné, son ambiance de poursuite policière et ses
ruptures, avec le long break cool et chaloupé. Tout le monde connaît
aussi Take Five,
le troisième morceau, avec un swing particulier basé, comme son nom
l'indique, sur une mesure à 5 temps, l'accompagnement répétitif
hypnotique au piano, la mélodie charnelle au saxophone, et surtout le
long break à la batterie, où Morello fait claquer ses fûts de façon
déclamatoire. C'est d'une efficacité imparable, et vraiment très bon.
Ça n'a pas pris une ride. Le suivant, Three to get ready,
est lui aussi très connu, ne serait-ce que par la chanson que Claude
Nougaro lui a calquée, comme il l'a fait pour "Blue rondo à la Turk",
s'assurant, par l'utilisation de telles musiques, un beau succès comme
chanteur... Beaucoup moins connus sont les 4 autres morceaux, moins
immédiatement marquants aussi, mais ils ont tous cette atmosphère
propre au groupe, mœlleuse, facile à entendre, sensuelle, très
séduisante, avec des rythmes modérés, souples, souvent proches de la
ballade. Donc un disque délicieux, assez sucré, grâce au son de
Desmond, qui donne un plaisir immédiat...
- Time further out
(1961) : continuité annoncée de "Time out", il en reprend globalement
la logique et l'atmosphère, avec les mêmes musiciens, et contient lui
aussi quelques jolies réussites comme l'amusant It's a raggy waltz qui ouvre le disque, Far more blue, dans le même style léger, décliné en version avec solo de batterie sous l'appellation Far more drums, et surtout le très original Unsquare dance,
aussi célèbre que "Take Five", et qui ne dure que 2 minutes. Mais
l'album ne serait pas si intéressant s'il ne contenait aussi deux
perles fines magnifiques, dans le même esprit qu'"Audrey", deux
morceaux lents, nostalgiques, mélancoliques, Bluette et Blue shadows in the street, musiques tristes à écouter par temps de pluie la tête contre la vitre...
- Jazz impressions of Japan
(1964) : comme son nom le suggère, ce disque est marqué par un exotisme
asiatique qui se retrouve dans presque tous les morceaux, qui lui donne
une atmosphère originale. Je l'évoque surtout pour quelques morceaux
émouvants, comme Fujiyama, magnifique ballade inspirée d'harmonies traditionnelles japonaises, délicate, douce et raffinée, Koto song,
encore plus directement calqué sur un thème traditionnel, lui aussi
lent et nostalgique, un petit bijou délicatement taillé. Les autres
morceaux sont inégalement intéressants, mais l'ensemble s'écoute
toujours avec plaisir...
Là encore, je ne prétends pas limiter
l'intérêt de Brubeck à ces références, mais celles-ci valent surtout
par leurs qualités mélodiques.
PAUL DESMOND (1924-1977)
Il
est impossible de parler de Dave Brubeck et de sa formation sans
évoquer son complice, le saxophoniste alto Paul Desmond, dont le son
sucré, mœlleux, suave, velouté, doux et fluide fait penser à du miel, du
nectar, du sirop, en tout cas quelque chose de liquoreux unique dans
l'histoire du jazz, et particulièrement séduisant, car son jeu est
quant à lui raffiné, élégant et léger. Or, il a fait une carrière solo
en tant que leader, où l'on trouve des bijoux qui n'ont rien à envier
au Dave Brubeck Quartet, et toujours très mélodieux, ce qui rend sa
musique facile d'accès.
- Two of a mind
(1962) : s'il y a bien de la contrebasse (3 contrebassistes sur
l'ensemble de l'album), et de la batterie (2 batteurs au total), ce
disque est en fait un duo avec le saxophoniste baryton Jerry Mulligan,
et le mélange des timbres, la fluidité des lignes, l'élégance de
l'ensemble produisent une atmosphère délicieuse. Ici pas de
chef-d'œuvre mélodique, pas d'air qui prenne les tripes, mais des
dialogues tout en douceur, sans mélancolie, et un raffinement très
plaisant...
- Glad to be unhappy
(1964) : jamais plus rapide qu'un tempo moyen ou de ballade, ce disque
particulièrement cool et calme baigne l'auditeur dans une ambiance
détendue, soyeuse, très agréable, idéale pour les fins de soirée,
notamment par la présence à la guitare de Jim Hall, en plus de Gene
Wright à la contrebasse et Connie Kay à la batterie... Tout est au même
niveau de douce nonchalance, avec une mention spéciale pour quelques
joyaux comme Glad to be unhappy, A taste of honey, Angel eyes, pour leur délicate nostalgie, et Hi-Lili, Hi-Lo, pour sa fraîcheur. Les
bonus ajoutés aux différentes éditions sont du même niveau que les
morceaux de l'édition originale, dont, notamment, le mélancolique et
lent All across the city...
Cela
dit, les autres disques de Desmond offrent à peu près tous les mêmes
qualités, si ce n'est que les jolis airs séduisants sont plus rares que
dans "Glad to be unhappy", et sont souvent très inspirés par la Bossa
nova des années 60, et supposent donc d'aimer le genre...
JOHN COLTRANE (1926-1967) Autre
géant du jazz, aussi réputé que Miles Davis, c'est un personnage qui ne
laisse pas indifférent, et qui, plus qu'aucun autre, fascine ses
amateurs par la force de son engagement artistique, allant jusqu'au
bout de sa quête musicale, par une constante remise en question, et
voyant dans le jazz une sorte d'absolu spirituel qui l'a poussé à
explorer sans cesse de nouveaux horizons qui ont marqué l'histoire de
ce genre musical. Son aura est renforcée par une carrière
discographique fulgurante (1955-1967), et son addiction à l'alcool et à
des drogues diverses, grillant sa vie, pour mourir prématurément d'un
cancer. Je ne peux pas prétendre en parler autant et aussi bien que le
ferait un fan, comme il y en a beaucoup, car ma sensibilité ne
s'accorde pas toujours à celle de son jeu aux saxophones ténor, alto et
soprano, tout en force, anguleux, âpre, et au son souvent assez droit,
et parfois presque faux, à son énergie agressive, d'autant qu'une bonne partie de ses disques
présente un caractère bebop et hard bop, puis carrément free jazz à
partir de 1964-65, centré sur l'improvisation et
une accumulation de notes rapides et brutales qui, je l'ai dit en
annexe, n'est pas, la plupart du temps, ce qui me séduit en
jazz. Voilà pourquoi je me contenterai d'évoquer les
enregistrements que j'aime, et occulterai certains aspects de sa
carrière. Pour savoir ce qu'il a fait de magnifique en
tant que sideman et musicien du premier quintet de Miles Davis (9
disques, entre 1954 et 61, dont les sublimes "Kind of blue" et "Someday
my prince will come"), reportez-vous à la notice sur Miles Davis... Dans la
nombreuse production de Coltrane en tant que leader, je ne vais citer
que les disques et morceaux les plus beaux, qui sont aussi les plus
faciles d'accès et les plus réputés. Sauf exception, ils sont faits
avec le quartet le plus vivant de Coltrane, composé de McCoy Tyner au
piano, dont l'accompagnement tintinabulant, étincelant et répétitif est
très caractéristique et fait merveille, Jimmy Garrison à la contrebasse, et Elvin Jones à la batterie... - My favorite things
(1960) : sans Garrison mais avec Steve Davis, c'est le disque qui
marque un nouveau style, très incantatoire, hypnotique, surtout le
morceau-titre, My favorite things, standard de Rogers et Hammerstein, l'un
des grands chefs-d'œuvre de Coltrane, valse qui prend une ampleur
hors-normes, au long de ses 13 minutes de transe martelée par le piano,
et où le saxophone soprano de Coltrane décolle en toute liberté,
notamment en introduisant des gammes modales... Un monument du genre,
par lequel on peut découvrir Coltrane, et qui prendra des tournures
sidérantes dans de prochains concerts, le morceau pouvant alors
dépasser la demi-heure... Un peu dans la même lignée, le Summertime
de Gershwin est propulsé sur un tempo beaucoup plus rapide que
l'original, et donne lieu à des improvisations puissantes pendant 11
minutes, mais au saxophone alto cette fois. Les deux autres morceaux,
beaucoup plus classiques, et de durées moyennes, sont tous les deux
agréables, la ballade Everytime we say goodbye et le standard But not for me, tout de même sensiblement accéléré et rendu un peu sauvage... Un des disques les plus réputés du jazz...
- Olé Coltrane
(1961) : l'exploration des modes orientaux (forte influence de
Coltrane) s'approfondit et Eric Dolphy vient jouer de la flûte et du
saxophone alto, Freddie Hubbard de la trompette, et Reggie Workman et
Art Davis alternent à la contrebasse. Cet assemblage vaut à ce disque
une plage de 18 minutes, Olé,
un morceau de bravoure où la rythmique haletante d'Elvin Jones et les
accords obsessionnels et percussifs de Tyner tissent une trame
fascinante, poussant à la transe, ne relâchant à aucun moment l'emprise
sur l'auditeur. A nouveau, Coltrane joue du saxophone soprano et va où
il veut, sans obéir aux canons de l'harmonie occidentale... Un bijou. Dahomey dance
est moins bouleversant, mais les 3 "souffleurs" se lancent dans des
solos âpres très énergiques et vigoureux, au long des 10 minutes du
morceau. Enfin, Aisha est une belle ballade de 7 minutes où Coltrane reprend l'alto, toujours ample et puissant. Là encore un phare du jazz...
- Ballads
(1962) : sans doute le disque de Coltrane qui s'est le plus vendu à
l'époque, en raison de sa douceur et de sa facilité d'accès, c'est
aussi un retour en arrière, car il n'y a plus ici les hardiesses des
deux disques évoqués précédemment, mais, comme le titre l'indique, des
ballades, dans un style cool jazz classique, où Coltrane retrouve le
mœlleux, le mélodieux et la sensualité de ce qu'il faisait pour Miles
Davis. C'est du sirop délicieux, très "fin de soirée", fait pour
séduire... Aucun titre à jeter ou à recommander plus qu'un autre, parmi
les standards joués. Il y a juste un titre qui se distingue par son
rythme plus enlevé, et sa tension plus forte, All or nothing at all,
mais il est aussi bon que le reste du disque. C'est commercial mais
tellement réussi et irrésistible... J'oubliais : cette fois, c'est bien
Garrison qui est à la contrebasse, et le quartet est au mieux de sa
forme.
- Crescent
(1964) : avec la même formation, voilà un disque étonnant, étant donné
ce qu'a fait Coltrane auparavant, et ce qu'il fera après. Il est
globalement assez doux, plutôt lent, mais (très) sombre, profond, et
les improvisations sont moins foisonnantes, moins délirantes. Coltrane
a d'ailleurs quitté les saxophones soprano et alto pour le ténor, sur
4 morceaux durant entre 7 et 11 minutes. Seul un cinquième morceau de moins de
4 minutes a un tempo rapide, très conventionnel, et est le moins
intéressant du disque. A noter que le dernier morceau, The drum thing,
est, comme son nom le suggère, centré sur un solo de batterie d'Elvin
jones, d'ailleurs excellent, morceau magnifiquement tendu et sombre.
Cet album à part n'est pas très séduisant, car
il n'a pas le caractère hypnotique d'Olé (par exemple), mais il est
envoûtant par son atmosphère faussement douce, d'un calme relatif mais
tendu, et constitue un ensemble homogène à l'atmosphère étrange.
- A love supreme
(1964) : le disque le plus connu et le plus sacralisé de Coltrane, avec
un souffle hors-normes, un des monuments du jazz. Un
seul morceau de 32 minutes en 4 parties, ou plutôt 4 morceaux (les
thèmes sont différents) pour une seule composition, qui s'inscrit dans
la lignée d'"Olé", mais en allant plus loin dans le jeu sur les modes
et l'atonalité. Le quartet est à son apogée, et Coltrane, qui joue ici
du ténor, livre une prière, une ode mystique, dans un style
incantatoire puissant, mêlant musique et spiritualité (le texte de
Coltrane sur la pochette est explicitement et lourdement
religieux). Aknowledgement, le premier morceau, est
sans doute le plus extatique, par le thème répété, et même chanté à la
fin par Coltrane. Les improvisations des deux morceaux suivants, Resolution et Pursuance, tout aussi puissants, sont à la limite du free jazz, tandis que le dernier, Psalm
est une lente progression, une déclamation appuyée par des coups et
roulements de timbale, tendue vers ce que Coltrane tente d'atteindre,
sans doute la lumière. Malgré ce qui est dit un peu partout, ce disque
n'est pas facile d'accès, et requiert de l'auditeur une
immersion forte, et un certain état d'esprit, car cette musique n'est surtout pas détendue ni reposante...
Après, Coltrane change de direction et s'enfonce dans le free jazz, jusqu'à sa mort en 1967, perdant
au passage McCoy Tyner en 1965 et Elvin Jones en 1966, pas du tout
emballés par cette orientation bruyante, proche de la folie furieuse.
La musique devient inécoutable pour la plupart des auditeurs, dont je
fais partie... Pour en avoir une idée, essayez d'écouter la version de
34 minutes de "My Favorite Things" lors du dernier concert enregistré
par Coltrane, sur le disque intitulé The Olatunji concert. Bonne chance...
MILES DAVIS (1926-1991)
C'est LA star du jazz, le musicien le plus connu, le plus populaire, mais aussi l'un des tout meilleurs. S'il
y a un musicien qui a inventé, exploré, défriché, c'est bien Miles
Davis. Sa carrière est une suite de changements, de bifurcations et de
découvertes qui ont fait avancer l'histoire de la musique, et surtout du
jazz, bien sûr... Pour ceux qui ne le sauraient pas, c'était un
trompettiste, dont le jeu souvent minimaliste (pas de virtuosité) était
très dosé, très nuancé, dense, tendu, d'une grande musicalité, tirant de peu de notes et d'accents d'un
feeling exceptionnel une grande puissance expressive. On lui prête cette phrase, qui illustre parfaitement à la fois
son style de jeu, et la différence entre la performance technique et
l'art : « Pourquoi jouer tant de notes alors qu'il suffit de jouer les
plus belles ? ». Mais il ne fut pas que
trompettiste, et, à travers les différentes formations qu'il créa et
dirigea, il fut un grand découvreur de talents, employant de nombreux
musiciens dont beaucoup étaient excellents et ont fait ensuite de
belles carrières, sachant tirer de leur jeunesse les innovations et
l'énergie créatrice qui l'ont fait évoluer, et ont fait évoluer le jazz des années 50 à 90...
Comme toujours chez les plus grands, Miles Davis fut aussi un
compositeur de thèmes devenus des standards, unissant toutes les
facettes que peut offrir un musicien de jazz.
Sa
production étant énorme (plus de 50
disques studio, plus les nombreux enregistrements de concert), je ne
peux
vraiment pas tout détailler, ce qui
n'empêche pas cette notice d'être énorme, et la plus longue du guide,
car je vais passer en revue une grande partie des disques studio...
Il m'est aussi difficile de nommer tous les
musiciens, car ils changent souvent, y compris dans un même disque. Je
ne cite donc que ceux qui ont eu un rôle déterminant...
Après avoir participé, dans les années 40, jeune musicien, au plein
essor du Bebop, principalement
aux côtés de Charlie Parker et de Dizzy Gillespie (période que je
laisse de côté), il va se révéler dans un nouveau style de jazz au
début des années 50, le "Cool jazz", dont il est un des créateurs, et
qui le consacrera comme vedette du jazz, à la tête de plusieurs groupes
successifs, en même temps qu'il participe au "Hard bop", ses
compositions oscillant entre les deux courants.
A mon sens, les tout premiers albums, pour qui n'est pas un fan de jazz, ne sont pas indispensables... Je retiens :
- Birth of the Cool
(1949) : sorti en 1959, comme son nom l'indique, il est la naissance
d'un genre, et Davis y joue en nonet, formation plus riche que ce qu'il
fera par la suite (ajoutant un trombone, un saxophone baryton au saxophone alto,
un tuba et un cor français), des pièces courtes (2 à 3 minutes), avec
des thèmes pas géniaux mais donnant une atmosphère cuivrée, mœlleuse,
détendue.
L'album suivant, enregistré pour Blue
Note, est en revanche plus captivant, car Miles Davis y joue des
solos plus émouvants :
- Miles Davis volume 1
(1952 et 54) : regroupant deux sessions d'enregistrement avec des
formations différentes, l'une en sextet (1952), et l'autre en quartet
(1954), on y entend quelques morceaux lents agréables, où le son de Davis est bien mis en valeur, comme la ballade Dear old Stockholm, d'après une chanson traditionnelle suédoise, Yesterdays, un slow bien dosé d'Harbach et Kern, How deep is the ocean, d'Irving Berlin, Well you needn't, thème de Thelonious Monk, joué ici beaucoup plus lentement que dans les versions ultérieures, Weirdo, de Davis, qui deviendra un classique, et enfin It never entered my mind, joli standard tendre de Richard Rodgers et Lorenz Hart, que Davis joue en sourdine... Le reste est plus Bebop. Bref, globalement un bon album qui donne une bonne idée de ce qu'est le jazz. Le Miles Davis volume 2 (1953) est beaucoup plus énergique et nettement moins passionnant...
Arrive après une série de disques enregistrés pour Prestige Records, avec des succès divers :
- Blue Haze (1953-54),
où se croisent de nombreux musiciens, avec pour seul dénominateur
commun, hormis Davis, le contrebassiste Percy Heath, alternant par
exemple Kenny Clarke, Max Roach et Art Blakey à la batterie... Disque
agréable, homogène, avec quelques morceaux qui deviendront des standards, comme Four, d'Eddie Vinson, et Tune up, de Davis, une jolie ballade, Smooch, de Davis et Mingus, centrée sur la trompette, Blue Haze, blues lent de Davis, When Lights are low, standard de Carter et Williams, Old Devil Moon, autre standard, de Burton Lane et Yip Harburg, au tempo enlevé. Disque de bonne tenue, globalement "cool" mais aussi bebop ou hard bop dans certains morceaux... - Collectors' Items
(1953-56) : parmi des morceaux très rapides, où apparaît d'ailleurs
Charlie Parker, et mélodiquement peu attrayants, on trouve quelques
bonnes choses, comme la première version de 'Round midnight, LE classique de Thelonious Monk, que Davis reprendra de nombreuses fois, In your own sweet way, très joli standard de Dave Brubeck, joué ici avec la trompette bouchée, dans une belle version, et Vierd blues, thème bluesy de Coltrane.
- Bags' Groove (1954) :
disque emblématique du cool jazz, où l'on entend du Miles Davis typique
de cette époque, et tel qu'on l'entendra jusqu'à la fin de la décennie.
Avec Sonny Rollins au saxophone ténor, Percy Heath à la contrebasse,
Kenny Clarke à la batterie, Thelonious Monk et Horace Silver qui
alternent au piano selon les morceaux (il y a deux sessions
d'enregistrement différentes), et Milt Jackson au vibraphone sur
certains titres, qui donne une couleur spéciale à l'ensemble, le quintet / sextet donne des standards de qualité, et
tout le monde a un jeu "senti", sans esbroufe. Les meilleurs morceaux
sont le morceau titre, Bags' Groove, composition de Jackson, les plus entraînants Airegin, Oleo, tous deux de Rollins, et But not for me, standard de Gershwin. La batterie me semble un peu plan plan, mais tout le disque est d'une bonne tenue.
- Miles Davis and the Modern Jazz Giants (1954-56) : avec la même formation, sur la première des deux sessions, avec les mêmes qualités, où l'on trouve principalement The man I love, très beau standard de Gershwin, Bemsha Swing, autre standard, de Monk cette fois, et surtout l'indémodable et ultra repris 'Round midnight,
du même Monk, dans une excellente version, mais joué sans lui, au cours
de la session de 56, par ce qui va être le premier vrai quintet stable et homogène de Davis, avec John Coltrane au saxophone ténor, Red
Garland au piano, Philly Jœ Jones à la batterie, et Paul Chambers à la
contrebasse, ouvrant une collaboration de 1954 à 1957.
C'est avec cette formation qu'il va faire les albums The New Miles Davis Quintet, Cookin', Relaxin', Steamin' et Workin'...
Mais entre-temps, Davis va enregistrer quelques plages avec d'autres configurations :
- The musings of Miles (1955) : en quartet (Red Garland, piano ; Oscar Pettiford, basse ; Philly Jœ Jones, batterie), un disque agréable, sonnant bien, avec Will you still be mine ?, de Dennis et Adair, I see your face before me, de Dietz et Schwartz, ballade douce et pas très inspirée jouée en sourdine, le classique exotique A night in Tunisia, de Gillespie et Paparelli, qui marche à tous les coups, et Green Haze, un blues langoureux de Davis. Pas un essentiel, mais très agréable.
- Blue Moods (1955) :
un disque court, avec Charlie Mingus, de seulement 4 morceaux, dont deux très bons, par leur ambiance
très polar ou film noir, avec un Miles
Davis tout en retenue. Ce disque illustre parfaitement la
distinction entre l'écoute d'un amateur de jazz et celle d'un amateur
de composition, car, s'il est probable que les amateurs de jazz jugent
ce disque avec réserve, parce que les qualités de jeu des musiciens ne
sont pas au meilleur, l'alchimie n'ayant pas très bien fonctionné,
selon l'aveu même de Davis, en revanche, les amateurs de mélodies sont ravis par un morceau comme
le premier, Nature boy, d'Eden Ahbez, blues lent aux couleurs sombres, pesant, qui est une réussite. A peu près les mêmes remarques pour le deuxième, Alone together,
de Dietz et Schwartz, les deux autres étant plus "mous"... La couleur
de l'album doit beaucoup au vibraphone de Teddy Charles.
- Miles (1955) : appelé maintenant The New Miles Davis Quintet, c'est le premier disque enregistré totalement avec le quintet cité précédemment, comprenant John Coltrane au saxophone ténor, Red
Garland au piano, Philly Jœ Jones à la batterie, et Paul Chambers à la
contrebasse. On est dans le cool dès la première plage, Just squeeze me, ballade rayonnante, de Duke Ellington, avec un solo puissant et solaire de Coltrane, et la trompette bouchée de Davis. There is no greater love est un blues sensuel, où sont mis en valeur surtout la trompette en sourdine et le piano. Première apparition de The theme,
de Davis, qu'on retrouvera à d'autres occasions, qui vaut à chacun son
solo, dans une ambiance détendue. Même s'ils ont la qualité du jeu des
musiciens, les autres morceaux n'ont pas les mêmes qualités mélodiques.
- Cookin' with the Miles Davis quintet
(1956) : il fait partie d'une série de disques, avec les 3 suivants,
enregistrés en deux sessions seulement, les 11 mai et 26 octobre 56,
considérés comme des réussites du jazz. Celui-ci commence par un grand
standard tendre, My Funny Valentine,
de Richard Rodgers et Lorenz Hart, ici dans une belle version
intimiste, mœlleuse, centrée sur la trompette et le piano. Ensuite, on
retrouve Airegin,
dans une version vigoureuse, puissante, lancinante, bien meilleure que
la version de "Bags' groove", montrant le degré d'osmose de cette
formation... Ensuite s'enchaînent le vigoureux Tune up et la ballade tranquille When Lights are low,
le tout avec une grande évidence, une musicalité qui s'impose avec
aisance et beaucoup de plaisir. Tout ça swingue et met de bonne
humeur...
- Relaxin' with the Miles Davis quintet
(1956) : dans le même esprit que le précédent, forcément, il a les
mêmes qualités, et donne le même plaisir évident, image impeccable de
ce qu'il y a de mieux dans le jazz de cette époque. Tout est clair,
coule de source, et s'écoute sans arrière-pensée, avec une joie simple,
l'apogée du cool jazz. If I were a bell, de Frank Lœsser, ballade franche et fraîche, You're My Everything,
d'Harry Warren, ballade lente, sensuelle et intime, magnifiquement
jouée, tandis que les 4 autres morceaux sont rapides, enlevés,
toniques, et communiquent la même joie de vivre, même si, hormis Oleo,
de Sonny Rollins, les thèmes mélodiques sont d'intérêt moindre.
- Steamin' with the Miles Davis quintet (1956) : idem... Avec la précision qu'on y trouve un autre standard du jazz, Salt peanuts,
de Dizzy Gillespie et Kenny Clarke, thème sauvage, dissonnant et
amusant, occasion d'accès de virtuosité et de vitalité, même si ça
n'est pas forcément beau, mais d'une énergie communicative...
- Workin' with the Miles Davis quintet (1956) : dernier de la série, je ne peux que faire les mêmes remarques, et préciser la présence d'une très belle version de It never entered my mind, parfaite, impeccable, un petit bijou du genre, un retour de Four, très efficacement enlevé, et aussi de In your own sweet way, là encore en version de référence, un des autres bijoux des sessions de 1956. Idem pour The Theme, dans deux versions très courtes, Vierd blues renommé Trane's blues, morceaux déjà joués avant, mais ici sous leur meilleur jour. S'ajoutent à cela Ahmad's blues,
du pianiste Ahmad Jamal, centré sur le piano de Red Garland, et un
morceau mélodiquement nettement moins séduisant que la plupart des
autres morceaux du disque, Half Nelson.
Commence après ça la longue suite des enregistrements pour Columbia, jusqu'à la mort de Davis...
- 'Round about midnight
(1957) : changement de maison de disques, mais toujours la même
formation, cet album vaut surtout pour une très belle version de 'Round midnight, et une reprise de Dear old Stockholm. Le reste est moins intéressant.
- Ascenseur pour l'échafaud
(1957) : la première musique de film de Davis, d'un film pas génial, le
premier de Louis Malle, qui a acquis une grande réputation grâce à la
nette plus-value de sa B.O., magnifique. Improvisée en quelques heures
dans la nuit du 4 au 5 décembre 1957, à Paris, avec des musiciens
inhabituels, Barney Wilen (saxophone ténor), René Urtreger
(piano), Pierre Michelot (contrebasse) et Kenny Clarke (batterie),
cette musique de film plante une ambiance noire de polar, au suspense
et à la tonalité désabusée et triste qui constituent encore aujourd'hui
un des chefs-d'œuvre de Miles Davis. C'est sombre, nocturne,
mélancolique, empreint de solitude urbaine, et très beau, notamment les
plages Générique, L'assassinat de Carala, Sur l'autoroute, Julien dans l'ascenseur, Florence sur les Champs-Elysées (sublime), Au bar du Petit Bac, Chez le photographe du motel (sublime),
tout en fait... Un diamant noir unique, rien de ce qui a été fait avant
ou après ne s'approchant de cette atmosphère. On trouve des éditions
récentes ajoutant en bonus les autres prises de la session, qui sont
donc très recommandables... Un essentiel du jazz.
- Milestones
(1958) : au quintet de 1954-57 reformé s'ajoute un deuxième
saxophoniste, John "Cannonball" Adderley, à l'alto, dont le son
puissant, rond, fluide et chaleureux fera merveille sur quelques
disques de Miles Davis, leur apportant une bonne santé joviale. Pas le
meilleur disque de Davis, cet album plein de vie, rapide dans
l'ensemble, compte ce qui deviendra un classique, donnant son titre à
l'album, Milestones, morceau tonique au thème très efficace composé par Davis, passant ainsi au jazz modal, Straight no chaser, de Monk, et Sid's head,
de Davis, morceau au rythme chaloupé, entre la ballade et le blues.
C'est un disque où les deux saxophones sont particulièrement vivants.
- Kind of Blue
(1959) : voilà sans doute le disque de jazz le plus réputé de toute
l'histoire ! Un chef-d'œuvre magnifique, idéal pour s'initier au jazz.
Si on n'aime pas ça, alors c'est fichu... Ne reste du quintet de la
période Prestige que Coltrane au saxophone ténor, et Chambers à
la contrebasse. Cannonball Adderley est apparu déjà sur l'album
précédent, et complète ici idéalement Coltrane. Jimmy Cobb remplace
l'excellent Philly Jœ Jones. Le piano est joué par Wynton Kelly, mais
aussi et surtout par Bill Evans, génie dont le style raffiné apportera
un plus évident à l'album. Davis continue dans la veine du jazz modal
(on crée des gammes qui ne tiennent plus compte de la distinction
classique entre majeur et mineur), et propose une suite de
chefs-d'œuvre. Ça commence par So what,
à l'introduction parfaite à la contrebasse, et qui s'épanouit ensuite
autour de la trompette, comme quelque chose de naturel, d'évident, où
chacun est pile à sa place, avec des solos impeccables, entre la
puissance incantatoire et râpeuse de Coltrane, celle fluide et toute en
rondeur de Cannonball Adderley, le timbre fragile et parfaitement dosé
de la trompette de Davis, le jeu nuancé et varié de Cobb à la batterie
: 9 minutes de bonheur. De même inspiration, Freddie Freeloader,
le morceau qui suit, est néanmoins nettement moins fort, moins
mélodieux, plus monocorde, le moins bon du disque. Ensuite arrive une
ballade typique du style de Bill Evans qui ouvre le morceau, Blue in green, magnifique de douceur, très "after midnight", fin de soirée, et dont il est sans doute le véritable compositeur. All blues,
inspiré du blues, comme son nom l'indique, est l'un des
excellents morceaux de "Kind of Blue", et enchaîne les solos des uns et
des autres pendant 11 minutes d'une musique souple, au thème rythmique
obstinément répété et paisible, donnant une sorte de sérénité à cette
déambulation dans les rues illuminées d'une grande ville
(interprétation personnelle). C'est beau, et tout va de soi. J'oubliais
de préciser que tous les morceaux sont en grande partie improvisés, ce
dont on n'a pas l'impression, tant tout coule de source. Enfin, le
dernier morceau, Flamenco sketches, est tout simplement sublime. Certainement de Bill Evans, car très inspiré de son morceau "Peace piece",
sur son disque "Everbody digs Bill Evans", c'est une ballade lente,
parfaitement calme (pas tout à fait, dans certains accents de Coltrane
ou de Davis), d'une douceur extrême, où chacun nuance son jeu dans la
finesse, l'ensemble étant d'une grande beauté mélodique... Un
chef-d'œuvre incontournable, où on entend notamment toute la
musicalité et l'intelligence du jeu d'Evans, lors de son solo. Bref,
c'est par là qu'il faut commencer...
- Someday my prince will come
(1961) : celui-là, je le tiens aussi pour un chef-d'œuvre, tant
il est lumineux, sans arrière-pensée, généreux et débordant de vie, un
vrai bonheur de premier degré. Jimmy Cobb à la batterie, Wynton Kelly
au piano, Chambers à la contrebasse, Hank Mobley au saxophone ténor,
et Coltrane intervenant en complément sur le premier et le
cinquième titres... Là encore, on est dans l'évidence, notamment avec le
génial thème du dessin animé "Blanch Neige et les sept nains", de Disney, Someday my prince will come,
de Frank Churchill et Larry Morey, débarrassé ici de toute mièvrerie,
transformé en chant joyeux plein de santé, soutenu par une rythmique
obstinée et tonique, où Davis, Mobley et Coltrane font des solos
magnifiques. Un bijou qui vous met de bonne humeur pour la journée
entière. Old Folks
qui suit, de Dedette Lee Hill et Willard Robison, est une jolie ballade
douce mettant en valeur la trompette bouchée de Davis et la sensualité
du ténor de Mobley, dans une ambiance "fin de soirée" réussie, très
agréable. Plus banal est Pfrancing, morceau tonique de Davis, de très bonne tenue néanmoins. On retrouve la lenteur sensuelle avec Drag dog, aussi de Davis, de bon goût, agréable. Enfin arrive le deuxième chef-d'œuvre du disque, Teo,
morceau tendu, pressant, même violent, de Davis, où sa trompette est
magnifiquement menaçante dans le puissant solo d'ouverture, retrouvant
un peu l'ambiance d'"Ascenseur pour l'échafaud", et où on entend pour
la dernière fois Coltrane jouer dans sa formation. Seulement, ce
dernier solo fait pour Davis est un des plus puissants et sublimes
joués par Coltrane à cette époque, une merveille qui scotche l'auditeur
par son âpreté et sa violence, renforçant le relief à la fois exotique
et agressif du morceau. Un bijou de 9 minutes qui devrait séduire les
néophytes par sa facilité d'accès... Le dernier morceau de l'album,
après ce débordement d'énergie, est à nouveau un bon morceau lent et
sensuel à consommer avec un verre de whisky au coin du feu, et en bonne
compagnie, I thought about you,
de Johnny Mercer et Jimmy Van Heusen... Aucun morceau mauvais ou
médiocre, un disque homogène avec deux chefs-d'œuvre... Un essentiel.
- Seven steps to heaven
(1963) : à mon sens moins beau que le précédent, parce que moins
marquant, mais tout à fait recommandable, ce disque est le fruit de
deux formations différentes. La première est proche de l'esprit de
"Someday my prince will come", avec Victor Feldman au piano, Ron Carter
à la contrebasse, George Coleman au saxophone ténor et Frank Butler à
la batterie, pour les standards Basin Street blues, I fall in love too easily et Baby won't you please come home, trois ballades sensuelles, mœlleuses, où
la trompette intime de Davis est enregistrée de très près. La deuxième
formation, avec Herbie Hancock au piano et Tony Williams à la batterie,
joue des morceaux plus vifs, plus toniques, Seven steps to heaven en concert, So near, so far et Joshua... Un disque sans morceau qui se remarque, mais un bon disque.
- Miles Davis in Concert, My Funny Valentine
(1964) : je n'ai pas, jusqu'ici, cité d'enregistrements de concerts,
mais celui-là donne une très bonne idée de l'excellence de certains
d'entre eux, et est l'un des meilleurs, donné le 12 février 1964 au
Philharmonic Hall du Lincoln Center de New York. Ici, avec Herbie Hancock au
piano, Ron Carter à la contrebasse, Tony Williams à la batterie, qui participeront à son deuxième grand quintet, et
George Coleman au saxophone ténor, la formation atteint un niveau
exceptionnel, donnant aux 5 morceaux joués une ampleur hors-normes,
notamment dans un My funny Valentine d'anthologie, de 14 minutes (!), où Davis est au sommet de son art. All of you (14 minutes aussi), Stella by starlight (13 minutes), All blues (9 minutes, mais moins bon que dans la version de "Kind of blue"), et I thought about you ont les mêmes qualités. En plus, le son est très bon.
- E.S.P. (1965) : du
chemin a été parcouru depuis "Someday...", et Davis change
considérablement sa musique, la rendant plus âpre, plus
agressive et sombre, globalement moins confortable, moins mœlleuse,
avec une formation qui sera son deuxième quintet, composé de Wayne
Shorter au saxophone ténor, Ron Carter à la contrebasse, Herbie
Hancock au piano, et Tony Williams à la batterie, les deux derniers
musiciens étant beaucoup plus jeunes, et apportant un sang neuf.
L'atmosphère est globalement froide, mais dense et puissante, jouée
avec beaucoup de raffinement. Je retiendrai surtout trois morceaux
vraiment beaux, les trois plus lents, Little One, sorte de ballade sombre et pluvieuse, Iris,
avec à peu près les mêmes caractéristiques, et surtout, ce que je tiens
pour un des plus grands chefs-d'œuvre de Miles Davis, Mood,
où on retrouve exactement la couleur d'"Ascenseur pour l'échafaud",
mais avec encore plus de puissance, de noirceur, de beauté, et où les
lignes de saxophone de Shorter (au son magnifique) dessinent des sinuosités douces autour de la
trompette de Davis, tandis que le tapis soyeux tissé par les balais de
Williams répand le mystère et le trouble. Un nouveau diamant noir où
rien n'est à retoucher. Après, il y a le silence. Je conseillerai
encore Agitation,
qui démarre par un solo de batterie avant d'exposer un thème nerveux,
fébrile, comme le laisse entendre le titre, morceau original assez
fort... Avec ce disque, on entre dans un nouveau jazz, et les harmonies
inconfortables jouées par Hancock au piano y sont pour quelque chose...
L'espèce
de violence froide qui apparaît dans certains titres d'"E.S.P." sera
encore plus forte et plus froide dans l'album suivant, Miles Smiles (1966),
où l'on sent poindre, sans doute sous l'influence majeure de Shorter,
le free jazz et ses duretés, et où se développe le travail passionnant
de
Williams à la batterie, notamment dans Freedom jazz dance...
Il faut d'ailleurs signaler que Tony Williams, sur presque tous les disques où
il figure, est tout bonnement incroyable de puissance, de richesse, de
variété, d'inventivité, et de virtuosité... Suivent des albums réputés
pour leur inventivité, leur originalité, mais qui peuvent rebuter, et à déconseiller au néophyte, tant ils refusent les séductions harmoniques et mélodiques...
La sensualité du cool jazz est définitivement rejetée, et la musique
est presque toujours froide, sombre, mais dense et pourtant brûlante,
cherchant dans des profondeurs inédites. S'enchaînent donc avec la même
formation :
- Sorcerer (1967) : où les plus beaux morceaux, mais d'une beauté glacée et peu séduisante, difficile d'accès, sont sans doute Pee Wee, Mascalero et Vonetta. On y est parfois proche d'"E.S.P.". Idéal par temps de pluie, à condition d'aimer la pluie...
Par contre, j'avoue ne pas entrer dans les disques Nefertiti et Miles in the sky,
globalement moins puissants, et renouant avec des rythmes plus
habituels du jazz, ce qui les rend moins originaux, moins fascinants. Pour ma part, je préfère
la période suivante, peut-être plus âpre encore, mais d'une force quasi
hypnotique, la musique devenant de plus en plus hallucinée, et menant
vers une sorte de transe, annonçant le jazz-rock.
- Les filles de Kilimanjaro
(1968) : le piano a laissé place au piano électrique, donnant de tout
autres couleurs, et la musique est à des années-lumière de ce que
faisait la même formation en 1965. Les
rythmiques sont plus obstinées encore que dans "Sorcerer",
et le jeu à la batterie est d'une grande force et très présent tout au
long des deux morceaux les plus forts du disque, Tout de suite et Petits machins, auxquels on peut ajouter Les filles de Kilimanjaro,
moins dur, et un thème peu intéressant, mais tout aussi hypnotique. Clairement, on n'est pas dans la
séduction, et il faut être aguerri pour entrer dans cette musique qui
annonce la révolution de l'album suivant... Les deux autres morceaux du
disque voient Dave Holland à la contrebasse et Chick Corea au piano
électrique, et sont à mon sens beaucoup moins captivants, et d'ailleurs
moins novateurs.
- In a silent way
(1969) : fini l'acoustique, hormis la trompette de Davis, la
contrebasse d'Holland et le saxo de Shorter : piano électrique, guitare
électrique, orgue électrique, batterie plus rock, pour une musique qui
décolle, et qu'on va appeler le jazz-fusion... Deux plages seulement,
de près de 20 minutes chacune, habiles montages de plusieurs prises,
d'où le jazz a pratiquement disparu, tendues mais globalement lentes,
presque planantes, sans paroxysme, sans véritable progression, une
musique plutôt contemplative qui a dû en effarer plus d'un à l'époque.
On y voit apparaître John McLaughlin à la guitare, Chick Corea au piano
électrique, en plus d'Hancock, et Jœ Zawinul à l'orgue, trois futurs
phares du jazz-rock. Je ne dis pas que ces morceaux sont captivants
d'un bout à l'autre, puisqu'ils restent dans un certain calme et
refusent les montées de tension, (les morceaux s'appellent Shhh/Peaceful et In a silent way)
mais c'est une musique nouvelle qui crée un univers mental à l'unisson
de l'époque, sans doute influencée par l'imaginaire hippie. C'est le
disque de la rupture avec le jazz, la transition avec le Miles Davis
des années 70, inventant avec de jeunes musiciens une musique nouvelle,
que les amateurs de jazz, incapables de suivre et de comprendre cette évolution, rejettent.
- Bitches Brew
(1970) : reconnu comme une révolution musicale, ce double album atteint
un nouveau degré dans l'âpreté, dans le refus de la facilité, de la
séduction, visant une force sauvage, crue, brutale. 13 musiciens au
total sur l'ensemble des morceaux, qui durent entre 10 et 26 minutes
(hormis un petit de 4 minutes) ! Musique violente, animale, peu aimable
mais hypnotisante, fascinante, où les sons électriques prennent une
grande place, et où le timbre sourd et inquiétant de la clarinette
basse de Bennie Maupin achève de donner son caractère sombre à
l'album... Que consommaient les musiciens en 1970 pour sortir d'eux ces
univers durs ? C'est en tout cas une musique de défonce, d'autant que
les rythmes jazz sont oubliés, et laissent place à quelque chose de
beaucoup plus rock, binaire, et furieusement, obstinément répétitif. Je
ne détaille pas les morceaux : Bitches Brew
est un bloc, un rock qu'on est capable d'absorber ou pas... N'espérez
pas détendre vos soirées avec ça comme avec le Miles Davis des années
50, ou vous allez avoir l'impression de mettre vos doigts dans une
prise électrique... C'est génial, d'une force incroyable, mais
insupportable pour beaucoup de gens...
On retrouve cette folie et les mêmes qualités dans deux morceaux live de Live-Evil, double album de la même année, inégal, fourre-tout, mélangeant concerts et studio, dont on retiendra Funky Tonk et Inamorata and narration, le reste n'ayant guère d'intérêt.
J'évoque rapidement mais ne conseille pas On the corner,
l'album sans doute le plus difficile de Davis, le plus poussé dans ses
tentatives de fusion, empreint de funk, utilisant entre autres des
tablâ et du sitar indiens, diverses percussions, des synthétiseurs etc,
faisant intervenir au total pas moins de 17 musiciens, mais le résultat
est très dur à écouter, et franchement décourageant...
- Big Fun
(1969-72) : on y retrouve en partie la même inspiration que dans
"Bitches Brew", car certains morceaux ont été enregistrés peu après, comme Great Expectations, mais les 4 morceaux originaux proviennent de 4 sessions différentes, et Ife,
l'un d'entre eux, date de "On the Corner" (1972). Cela rend le double
album disparate, mais n'en altère pas l'intérêt. L'édition actuelle
remplit deux CD : d'abord Great Expectations,
de 27 minutes, long voyage planant, assez lent, contemplatif, plutôt
moins dur que "Bitches Brew", d'une certaine beauté lumineuse, où se
croisent des échos de trompette et d'instruments indiens comme le
sitar, la tanpura et les tablâ ; Ife (21 minutes), à la rythmique répétitive, obsédante, d'un funk sec, dur et hypnotique ; Go ahead John,
de 28 minutes, est à nouveau fortement influencé par le funk, et ne
réunit que 5 musiciens (les autres morceaux pouvant totaliser jusqu'à
13 musiciens), Steve Grossman au saxophone alto et Jack De Johnette à la
batterie, au jeu riche et varié, pour une musique puissante, de transe,
menée par une rythmique obstinément répétitive, et dont le titre fait
allusion au solo de guitare de John McLaughlin... Une coupure totale
après 12 minutes permet au morceau de redémarrer à zéro, vers une montée
lente centrée sur les échos de la trompette. Lonely fire
(21 minutes) est à nouveau un morceau contemplatif et orientalisant où
l'on entend le sitar, cette fois sans batterie pendant une bonne partie
du morceau, longtemps évanescent et informe, puis montant peu à peu, doucement et en finesse... Sur l'édition CD, on trouve 4
bonus dont un seul est vraiment bon : Recollections, de 19 minutes, lui aussi empreint d'influences indiennes, doux, hypnotique et contemplatif... Un autre, Yaphet, sur un thème répétitif à la trompette, est aussi recommandable, par une tension constante.
-
Get up with it
(1974) : comme "Big fun", c'est une compilation sur double
album de sessions de plusieurs périodes, ici entre 1970 et 1974. On
est à nouveau plongé dans un univers à plusieurs facettes,
difficiles d'accès, décourageantes et bien peu séduisantes,
d'autant que peu de morceaux sont bons, dont deux de 32 minutes (!).
Le premier, He
loved him madly,
est imprégné d'une ambiance hippie et "stupéfiante",
au point qu'on peut se demander s'il ne faut pas être dans un état
second pour l'apprécier... C'est doux, lent et tendu à la fois, et
semble appeler à un autre mode de perception du monde, comme c'était
la mode à cette époque. C'est néanmoins subtil, fin, assez
fascinant, et d'une beauté difficile mais réelle. L'autre morceau
de bravoure, Calypso
Frelimo,
commence de façon peu séduisante comme un morceau de transe,
frénétique, dans le style de "Bitches Brew", dur, sur un
ton funk hypnotique sans orientation, puis, après les dix premières
minutes, change de rythme, met en avant une basse répétitive
fascinante, devient lent, tendu, sombre, avec une grande force, avant
de s'emballer à nouveau dans les dix dernières minutes. Morceau
violent et efficace. On peut aussi retenir Rated
X,
morceau de 6 minutes, tendu, d'une rythmique implacable à la basse,
et gouverné par une improvisation très discordante et agressive de
Davis à l'orgue électrique. Par contre, les autres morceaux n'ont à
peu près aucun intérêt, et sont même assez mauvais...
- Agharta et Pangaea
(1975) : je les mets ensemble parce que ce sont deux
concerts enregistrés le même jour, l'un l'après-midi, et l'autre le
soir du 1er février 1975, à Osaka, mais le premier est bien meilleur que le second. Ce sont donc des albums live, tous
les deux doubles, qui présentent ce que fait Miles Davis juste avant de
se retirer de la scène et de la musique pendant les 6 années où la
drogue et les problèmes de santé vont le couper du monde... C'est noir,
violent, âpre, dur, explicitement tourné vers des racines africaines, parcouru par un souffle brûlant et glacial
à la fois, d'une urgence loin des poses et de toute coquetterie. C'est
clairement une musique de défonce, pleine d'acide, et Miles Davis
louche vers le rock d'un Jimi Hendrix, mort 4 ans plus tôt, avec qui il
aurait aimé travailler. On n'est d'ailleurs plus dans le jazz. On n'est
pas non plus tout à fait dans le rock, mais quelque part perdu dans une
soupe originelle, un magma en fusion où les repères sont rares (il y en
a encore)... C'est une musique essentiellement improvisée, où les solos
ne mettent pas vraiment les musiciens en valeur, privilégiant la pâte
sonore de l'ensemble. Les thèmes mélodiques sont rares, simples, mais
paraissent d'autant plus puissants lorsqu'ils émergent. Je ne vais détailler qu'Agharta, car Pangaea
est globalement moins inspiré, plus monolithique, monotone, et, bien
que de la même violence, il est moins puissant. Chaque disque d'Agharta fait 50
minutes d'un bloc. Le premier enchaîne Prélude (part one), Prelude (part two) et Maiysha,
donnant tout de suite le ton agressif de la transe soutenue pendant
plus d'un quart d'heure par une rythmique funk, avant de dévier vers le
thème qui animera le Prelude (part two),
lui coupé de breaks, de solos de guitare et de percussions, mais pas
animés de l'esprit de performance ou de spectacle pourtant habituel
dans ce genre, quitte à constater quelques passages un peu faibles... Maiysha
commence par un thème de bossa nova à la flûte, dans un genre assez
ringard, mais tourne rapidement à autre chose de plus
motivant, notamment par l'arrivée de la guitare électrique... Le
deuxième disque est le meilleur, enchaînant Interlude et Theme from Jack Johnson,
car, par l'irruption de thèmes intenses et douloureux, il atteint une
dimension que le précédent n'a pas, notamment à partir de 17 minutes d'Interlude
(qui en dure 26), où le discours se dramatise, s'enrichit d'une tension
que la basse apporte par un son goudronneux et menaçant, pour déboucher
sur la meilleure partie de ce concert, Theme from Jack Johnson,
voyage de 25 minutes dans des profondeurs très peu confortables, d'une
puissance unique, bien que l'auditeur puisse être franchement dérouté
par la promptitude des musiciens à fuir la facilité, et à trahir les
attentes du public, en laisant assez vite retomber les lignes
mélodiques qui, pourtant, prennent les tripes, et qu'ils auraient pu
exploiter jusqu'au bout... Concerts bien étranges, bien peu séduisants,
donc, qui ne plairont qu'à très peu de gens rompus à l'inattendu et
aptes à se laisser porter n'importe où...
Après, comme dit plus haut, Miles Davis disparaît, perdu dans ses
problèmes divers, aux frontières de la paranoïa, d'après ce qu'on
dit... Il faut attendre 1981 pour le voir réapparaître, pour la
dernière période de sa carrière, se consacrant désormais à une musique
plus séduisante, plus commerciale, et devenant rapidement très mauvaise, mais pas sans qualité dans les débuts.
- The Man with the horn
(1981) : on est plus proche du rock et de la pop, avec un album inégal,
allant du bon au très mauvais... Les deux morceaux qui en font
l'intérêt majeur sont Fat time et Back seat Betty,
de 10 et 11 minutes, très efficaces, hyper entraînants, menés par la
basse goudronneuse et sensuelle de Marcus Miller, avec Bill Evans au
saxophone soprano (à ne pas confondre avec le génial pianiste mort
l'année précédente), Mike Stern et Barry Finnerty à la guitare
électrique, qui jouent des solos rock. Ça pulse, c'est puissant,
jouissif, un tantinet racoleur aussi, mais il ne faut pas bouder son
plaisir. Le premier est éclatant, plein de soleil, tandis que le
second, plus dur, est sombre et menaçant, mais sensuel. Deux très
bons morceaux. Deux autres morceaux sont aussi écoutables mais moins
séduisants, Aida, pas si loin des années 70, et Ursula, retour au jazz des années 50, un peu monotone, trop long (11 minutes), mais pas mauvais. Restent les deux daubes du disque : Shout, infâme musique de boîte funky, et surtout le pire, The man with the horn, slow sirupeux et douceâtre chanté par une voix
à la Marvin Gay (je sais, il y a plein de gens qui aiment cette soupe
acidulée et pleine de sucre), où, pourtant, Davis fait un beau solo...
- We want Miles
(1982) : album live particulièrement joyeux, d'une ambiance
réjouissante, plein de tonus, de vie, à écouter par un matin d'été...
L'atmosphère générale est dans la lignée de "Fat time", cité plus haut,
et, s'il faut reconnaître qu'on est dans une perspective assez
commerciale, on aurait tort de bouder son plaisir, qui ne faiblit pas
pendant tout le disque (originellement un double vinyle). L'un des
phares est Jean-Pierre,
qui ouvre le disque, et dont l'intro réveillerait un mort, comme on
dit, tant elle est pleine de bonheur et de puissance, notamment quand
la guitare de Mike Stern arrive... Ce sont en fait des extraits de
plusieurs concerts, mais l'ensemble est homogène, et met de très bonne humeur.
Ensuite s'enchaînent des albums globalement peu intéressants, plutôt ratés, d'où on peut isoler :
- Star People
(1983) : globalement pas très bon, pas bien produit (son étriqué), il
est très rock, avec des arrangements de synthé médiocres joués par
Davis, dont on retiendra surtout le morceau Speak, rock effréné de 8 minutes, pas très loin de "Bitches brew", en moins bon, et Star People,
un blues de 18 minutes, presque parodique par son ambiance slow, rythmé
de façon étrange par la batterie, dans le genre "striptease"...
Rien de remarquable dans les albums Decoy (1984) et You're under arrest
(1985), où Davis joue un tube de Michael Jackson (on descend bien bas),
disque vraiment très mauvais, avec des arrangements clinquants typiques
des années 80. Tutu (1986), Amandla (1989),
malgré quelques passages intéressants, souffrent d'une production
vulgaire avec des arrangements de même type, le bassiste Marcus Miller,
auteur de la plupart des morceaux, n'ayant apparemment pas une bonne
influence sur la fin de carrière de Davis... Tout ça donne un jazz-rock
de mauvaise qualité, genre soirée cocktail chez les bobos... En 1989
est sorti un disque à part, Aura,
enregistré en 1985, où Davis joue pour le compositeur danois Palle
Mikkelborg, entouré d'un orchestre complet, des morceaux aux noms de
couleurs, d'une musique souvent froide mais aussi funky et vraiment
médiocre sur la plupart des titres. Disque étrange, inclassable, là
encore avec des sons typiquement 80's qui ont vraiment mal
vieilli...
Bref, lorsque Miles Davis meurt en 1991, sa créativité l'a précédé
depuis un bon moment... Flirter sur les tendances ou vouloir être
toujours à l'avant-garde l'ont amené à se perdre... La sortie posthume
de Doo-bop (1991), premier
disque d'électro-jazz, fusionnant jazz et hiphop, le confirme : c'est lourd, trop marqué par le "dance floor"...
Voilà donc terminée la notice la plus longue du guide.
JULIAN "CANNONBALL" ADDERLEY (1928-1975)
Le
surnom "Cannonball" viendrait non d'une allusion au jeu très énergique de
ce saxophoniste alto, mais d'une dérive du mot "cannibal" faisant
allusion à son appétit... Quoi qu'il en soit, voilà un musicien
extraverti dont le jeu sensuel, rond, chaleureux et puissant, aux
lignes amples, mœlleuses et sinueuses, donne du bonheur... Parmi ses
nombreux disques en tant que leader, on peut recommander sans
hésitation quelques bijoux :
- Somethin else
(1958) : un des grands disques du jazz, classique aussi estimé que "Kind
of blue", il bénéficie de la présence de Miles Davis à la trompette, qui
prend presque la vedette à Adderley, Hank Jones au piano, Sam Jones à
la contrebasse et Art Blakey à la batterie. C'est un joyau à part,
quelque chose d'unique dans le jazz de l'époque, très proche du "cool",
avec un ton débonnaire et une beauté mélodique issus d'une osmose rare
entre les musiciens. Tout y coule de source, et les meilleurs morceaux
ont une couleur originale, comme le sublime Atumn leaves,
standard mélancolique de Cosma, aussi célèbre que "Round midnight" de
Monk, ici magnifiquement construit, presque mis en scène, passant par
plusieurs phases aux rythmes différents, et s'achevant dans une
ambiance polar envoûtante, le tout atteignant 11 minutes de bonheur.
Plus positif, plus joyeux, avec moins d'arrière pensée, le standard Love for sale
est emmené avec bonne humeur après une introduction originale, et le
solo d'Adderley est jubilatoire d'évidence, d'aisance, de musicalité et
de générosité. Une merveille. La bonne humeur continue avec Somethin else, morceau plus bebop, moins séduisant, puis One for Daddy-O, mélodiquement moins fascinant que les deux premiers morceaux, mais toujours mœlleux, comme Dancing in the dark, ballade langoureuse qui clôt l'album original.
- Know what I mean ?
(1961) : moins célèbre que le précédent, c'est néanmoins un très bon
disque. Tout y est impeccable, avec Bill Evans au piano, Percy Heath à
la contrebasse et Connie Kay à la batterie. Nul doute qu'Evans apporte
sa finesse et son élégance, mais c'est de toutes façons un disque
raffiné, sensuel, réussi de bout en bout, globalement calme, soyeux,
suave, où la souplesse de l'alto de Cannonball fait merveille, comme le
montrent les deux compositions d'Evans, Waltz for Debby et Know what I mean ?, le sensuel Goodbye de Gordon Jenkins, Who cares ? de Gershwin, la délicieuse ballade Venice de John Lewis, le gai et entraînant Toy de Clifford Jordan, ou encore la ballade sensuelle Nancy (with the laughing face)... Tout ça met de très bonne humeur. A écouter chez soi bien au chaud.
- Plus
(1961) : cette fois, les musiciens du quintet de Cannonball sont le
frère de Julian, Nat Adderley au cornet (sorte de trompette), Victor
Feldman aux vibraphone et piano, Winton Kelly au piano, Sam Jones à la
contrebasse et Louis Hayes à la batterie. Si le disque est globalement
moins fort et moins exceptionnel que les deux cités précédemment, il
n'en est pas moins très plaisant, à l'atmosphère détendue et positive,
plutôt rapide, et ne comporte que des thèmes séduisants, qu'il s'agisse
d'Arriving soon, du standard de Monk Well you needn't, de New Dehli, Winetone, Star eyes ou Lisa, les deux derniers étant sans doute les moins captivants. Pas le meilleur de Cannonball, mais un disque homogène et vivant.
Cannonball
Adderley a aussi été un excellent sideman dans le chef-d'œuvre de
Miles Davis, "Kind of Blue". Bien sûr, les réussites d'Adderley ne se
limitent pas aux disques évoqués, qui restent les meilleurs, à mon
avis, et vous trouverez dans sa discographie d'autres bonheurs...
HORACE SILVER (1928-pas mort)
Je
serais bien incapable de faire le tour de la carrière de ce pianiste
dont le swing très fort et apprécié ne fait néanmoins pas un très grand
instrumentiste. En revanche, en tant que compositeur et leader de
groupe, il a fait quelques morceaux magnifiques comptant parmi
les belles réussites du jazz. - Song for my father
(1964) : en hommage à son père, ce disque ne contient aucun
déchet et réunit 6 morceaux impeccables, bien dosés, équilibrés,
mélodiquement séduisants et faciles d'accès, entraînants, et parfois
assez sombres, constituant un ensemble à l'atmosphère unique. En outre,
les musiciens qui composent son quintet, surtout Carmell Jones à la
trompette et Jœ Henderson au saxophone ténor, au son puissant, âpre et
au jeu rapide, sur les trois premiers morceaux, et Blue Mitchell et
Junior Cook sur les trois autres, conviennent parfaitement. Les
meilleurs morceaux sont Song for my father, le mystérieux et exotique Calcutta cutie, et le sombre, intense et obstiné Que pasa. Ce disque fait partie des classiques...
BILL EVANS (1929-1980) :
Pianiste au jeu unique, inspiré, dit-on, de la musique classique, et de
Debussy, en raison de son jeu "impressionniste", capable du meilleur
comme du médiocre, selon la période de sa vie, de sa situation
financière et de son addiction à la drogue, il a enregistré des
dizaines de disques qui rendent impossible une notice exhaustive,
d'autant qu'il a aussi beaucoup enregistré pour d'autres, comme dans le
"Kind of Blue" de Miles Davis... La plupart du temps, il joue en trio
piano/contrebasse/batterie, parfois en solo, mais aussi avec des
cuivres (trompette et saxophones)... Je me limite aux disques officiels
généralement parus du vivant de Bill Evans.
Il commence sa carrière solo en 1957, avec un album de bebop classique,
New jazz conceptions, où il n'a pas encore trouvé son style, mais dont il faut tout de même
retenir une de ses compositions célèbres, Waltz for Debby, joli morceau délicat... On trouve tout son génie dès l'album suivant :
- Everybody digs Bill Evans
(1958) : avec Sam Jones à la contrebasse et Philly Jœ Jones à la
batterie, Evans joue surtout des compositions d'autres musiciens, dont
des standards tirés de comédies musicales, comme cela se faisait à
l'époque, et délaisse à plusieurs reprises l'ambiance bebop pour donner
des interprétatins magnifiques de morceaux lents, sensuels et délicats.
C'est ainsi que, après un Minority enlevé, sont joués avec beaucoup de feeling Young and foolish (d'Albert Hague et Arnold B. Horwitt), sur le tapis des balais de Jœ Jones, Lucky to be me (sans accompagnement), de Leonard Bernstein, où le style d'Evans apparaît dans toute sa finesse. Après l'exotique Night and day (Cole Porter), introduit de façon colorée par la batterie, le calme mais conventionnel et pas très remarquable Tenderly, arrive l'un des grands chefs-d'œuvre de Bill Evans, l'une de ses compositions, Peace Piece,
sublime morceau bien nommé, qui, pendant près de 7 minutes, et sans
accompagnement, sur une basse obstinément paisible à la main gauche, à
la manière des "Gymnopédies" d'Erik Satie, distille toute la beauté sonore du piano, et
vous emmène vers des sommets d'émotion. C'est fabuleux de finesse, de
beauté. Une merveille absolue. Après, la reste du disque paraît un peu
fade, mais il ne faudrait pas rater What is there to say ? (Vernon Duke), très beau slow joué lui aussi de cette façon toute de délicatesse et de silence qui marque le style d'Evans, et Oleo, thème de Sonny Rollins, enlevé et plein de vie. Bref, un très bon disque.
- Portrait in jazz
(1959) : on n'y trouve pas (et plus, de toutes façons), d'ambiance à la
"Peace piece", mais le cool jazz de Bill Evans, avec des titres
globalement détendus, agréables, d'une ambiance pleine de charme, que
le rythme soit lent, doux, comme dans When I fall in love, Spring is here, Blue in green, ou qu'il soit plus enlevé, comme dans Come rain or come shine, Autumn leaves, Someday my prince will come, Witchcraft, Peri's scope, ou What is this thing called love ?...
Rien n'est à jeter dans ce disque homogène, où Evans est accompagné par
Scott LaFaro à la contrebasse et Paul Motian à la batterie. Je ne cite
pas les compositeurs, seuls Blue in green et Peri's cope étant d'Evans...
On retrouve les mêmes musiciens, la même musique et à peu près le même plaisir dans Explorations (1961), mais ce disque est, à mon sens, moins captivant, moins émouvant... On n'y trouve pas de morceau bouleversant.
Dans Sunday at the Village Vanguard (1961), enregistré en public, on notera surtout My Man's Gone Now et Jade Visions,
beaux morceaux d'une lenteur plutôt sombre... Au cours des mêmes
sessions que ce dernier disque est enregistré un autre classique
d'Evans :
- Waltz for Debby (1961), où on trouve des bijoux de sensibilité et de sensualité, My foolish heart, Detour head, Some other time, joué à la manière de "Blue in green", somptueux, et aussi des morceaux plus enjoués, comme Waltz for Debby (enregistré ici pour la deuxième fois), My romance, Milestones (de Miles Davis), tous dans de très belles versions. Sur l'édition CD est ajouté un beau (I loves you) Porgy, d'après Gershwin... Un beau disque sans déchet.
Scott La Faro s'étant tué cette même année en voiture, Evans "perd" son
premier trio, remplace le contrebassiste par Chuck Israels, et publie deux albums sortis séparément mais enregistrés durant les mêmes sessions. Le premier d'entre eux, How my heart sings ! (1962), regroupe les morceaux les plus enlevés et, à mon oreille, les moins intéressants, tandis que, sur le deuxième, Moon beams (1962),
sont réunis les morceaux les plus lents, des ballades calmes et "after
midnight"... C'est agréable mais pas parmi les meilleurs disques
d'Evans.
En 1962 toujours, il enregistre un premier disque de duo avec le guitariste Jim Hall, Undercurrent,
tout en douceur, en finesse, dans une configuration instrumentale peu
habituelle mais efficace. Une parenthèse raffinée, à l'atmosphère
délicate, qui vaut pour l'ensemble plus que pour un morceau en
particulier, avec notamment des versions élégantes de I hear a rhapsody, Dream Gipsy, Romain (très jolie ambiance), Skating in Central Park, Darn that dream... Une musique de gourmet. Les titres ajoutés dans l'édition CD sont de même qualité, notamment un beau Stairway to the stars, et une prise alternative de Romain...
En quintet, avec Jim Hall à la guitare, Percy Heath à la contrebasse,
Freddie Hubbard à la trompette, et Philly Jœ Jones à la batterie,
Evans enregistre un excellent album, l'un des phares de sa carrière :
- Interplay
(1962) : tout n'y a pas le même intérêt ou la même force, mais on
trouve sur ce disque deux chefs-d'œuvre, à commencer par le
premier morceau, version magistrale du standard de Howard Dietz et
Arthur Schwartz, You and the night and the music,
emmené avec énergie par la batterie pressante de Jœ Jones (qui marque de sa forte présence tout le disque), où Evans ne
prend pas la vedette et laisse chacun s'exprimer, avec de très belles
prestations de Freddie Hubbard et de Jim Hall. Un sommet irrésistible
de vitalité et de perfection. When you wish upon a star, de Leigh Harline et Ned Washington, est une agréable ballade ; I'll never smile again, de Ruth Lowe, est un tonique et enjoué
standard plein de vie, impeccable dans sa mise en forme, et la
trompette bouchée d'Hubbard ressemble à celle de Miles Davis, un moment
de bonheur sans arrière-pensée. Arrive le deuxième chef-d'œuvre, une des compositions les plus
géniales de Bill Evans, Interplay, au thème complexe unique,
somptueux, tout en retenue, avec une ambiance bluesy originale. Bien
sûr, on peut regretter que, après son exposition, ce thème soit
abandonné pour laisser place aux improvisations de chacun, et ne
réapparaisse qu'à la fin, mais l'ensemble du morceau est beau, fort, et
toutes les prestations sont bonnes. Un phare du jazz qui concurrence
directement les meilleurs morceaux de Miles Davis à la même époque. Ensuite, You got to my head et Wrap Your Troubles in Dreams (And Dream Your Troubles Away), sont plus classiques, moins remarquables, mais ce sont des morceaux agréables...
On trouve sous le titre The Interplay sessions
le disque "Interplay" décrit ci-dessus, auquel ont été ajoutés des
morceaux enregistrés un mois après, sans Hubbard, mais avec Zoot Sims
au saxophone ténor et Ron Carter à la contrebasse, et toujours avec Jim
Hall et Philly Jœ Jones. L'ambiance est très proche, et le premier
morceau, Loose Bloose,
est clairement inspiré du morceau "Interplay", en moins bon, mais très
agréable. Le reste du disque est homogène, s'écoute avec plaisir, mais
ne comporte aucun chef-d'œuvre. On le trouve aussi en version séparée
sous le titre Loose Blues.
Retour au trio avec :
- Empathy (1962) : disque agréable, avec Monty Budwig à la contrebasse et Shelly Manne à la batterie, où l'on entend, entre autres, un émouvant Danny boy, un délicat Goodbye, typique du jeu en finesse d'Evans, et un entraînant The Washnington twist...
- Trio 64
(1964) : avec Gary Peacock à la contrebasse et Paul Motian à la
batterie, globalement de bonne facture, sans pièce marquante, sans
profondeur, mais de bonne tenue, notamment pour le jeu très libre de
Peacock... Pas indispensable.
Enjambons à présent un bon paquet d'années et de disques, où Evans
semble s'enfermer (à mes oreilles) dans un jeu plutôt stéréotypé, pas
passionnant, bavard, un swing assez plat, marqué par des suites d'accords nerveuses et ennuyeuses, avec des prestations qui ne
déclenchent pas la grande émotion, et où il semble avoir perdu son sens
du silence, de la retenue, de la beauté sonore...
A partir des années 70, il va jouer du piano électrique Rhodes,
en complément du piano acoustique, avec des bonheurs très divers, et on
regrette souvent qu'il n'ait pas choisi plutôt l'habituel piano à queue
pour certains morceaux... Laisser tout cela de côté nous fait
négliger à peu près tout ce qu'il a produit du milieu des années 60 au milieu des années 70, soit 10 ans de sa musique !
On notera juste la deuxième et dernière parenthèse en duo avec Jim Hall, Intermodulation (1966), où le couple piano/guitare retrouve l'élégance et le raffinement d'"Undercurrent".
Pour faire bonne mesure, je cite le concert At the Montreux Jazz festival
(1968), disque réputé par les amateurs pour ses vertus jazzistiques et
sa musicalité, et parce qu'on y entend Eddie Gomez, futur
contrebassiste attitré d'Evans, avec le retour de DeJohnette à la
batterie, mais, personnellement, je ne trouve pas ce disque fascinant,
parce qu'il ne contient pas les beautés mélodiques de ses plus beaux
disques... Un bon concert, mais sans plus. J'aime autant, personnellement, California here I come
(1967), enregistré au Village Vanguard l'année précédente, avec Eddie
Gomez et Philly Jœ Jones, plus bebop, sans morceau romantique ni lent,
sans titre qui se distingue, mais vivant et avec un bon swing.
Faites-vous votre opinion... Dans les deux cas, à réserver aux amateurs
de ce genre de prestations.
En 1968 est aussi enregistré et publié un album bien nommé, Alone, ou Evans joue sans accompagnement, avec un certain raffinement et un retour à un jeu pas trop bavard, où le silence retrouve un peu de place. Pas un disque indispensable pour autant, mais recommandable, sans chef-d'œuvre.
Quoi qu'il en soit, en ce qui me concerne,
j'estime qu'il faut attendre la toute fin de carrière d'Evans pour le
voir retrouver son génie mélodique et atteindre à nouveau les sommets
par un jeu enfin redevenu extrêmement dosé, plein de silence, subtil,
raffiné et touchant :
- Quintessence
(1976) : avec Kenny Burrell à la guitare, Harold Land au saxophone
ténor, Ray Brown à la contrebasse et Philly Jœ Jones à la batterie,
c'est un disque soyeux, beau sans être un chef-d'œuvre, homogène, fin,
globalement lent, mettant en valeur le jeu dosé et raffiné des
musiciens dans des ballades agréables. Un disque méconnu à tort, car on
y prend beaucoup de plaisir, et, s'il n'y a pas de morceau
exceptionnel, aucun titre n'est à jeter...
Et, surtout, deux albums studio publiés après sa mort, sans doute les plus beaux :
- I will say Goodbye
(1980) : enregistré en 1977, mais sorti juste après sa mort, ce disque
est une merveille. Avec Eddie Gomez à la contrebasse et Eliot Zigmund à
la batterie, il enchaîne les bijoux, les mélodies choisies étant à peu
près toutes belles. I will say goodbye,
qui ouvre l'album, est une merveille de Michel Legrand, et est présenté
en deux versions, au début de chaque face du vinyle, chaque fois un
délice. Il met tout de suite dans l'ambiance de fin de soirée qui
parcourt tout le disque, et tout est superbement dosé, délicat, fin, un
sommet d'intelligence musicale. Aucun bavardage, tout est à sa juste
place, et l'osmose entre les musiciens est évidente. Idem pour Seascape (de Johnny Mandel), tout en finesse, tendre ballade émouvante, pour Quiet light, d'Earl Zindars, de même caractère, et A house is not a home. Plus rythmés, Dolphin dance, sur un thème d'Herbie Hancock, Peau douce, de Steve Swallow, The opener,
composition d'Evans, ont les mêmes qualités, s'ils n'ont pas la même
profondeur. L'édition CD comporte deux bonus de même eau... En plus, la
qualité sonore est très belle.
- You must believe in spring (1981) : lui aussi enregistré en 1977, peu après les sessions de "I will say goodbye", et sorti de façon posthume, il a les mêmes qualités musicales et sonores, mais un esprit plus mélancolique, et propose des merveilles encore plus belles... B minor waltz (for Ellaine), d'Evans, You must believe in spring, de Michel Legrand, Gary's theme, de Gary McFarland, The peacocks,
de Jimmy Rowles, sont des bijoux magnifiques d'émotion, de délicatesse,
de retenue, bref des chefs-d'œuvre. Les morceaux un peu plus rythmés, We will meet again (for Harry), d'Evans, Sometime ago, de Sergio Mihanovich, et Theme from MASH (Suicide is painless),
de Johnny Mandel, ont les mêmes qualités. Les trois bonus de l'édition
CD sont moins bons, parce que les mélodies sont nettement moins
touchantes, mais s'écoutent avec plaisir, car les qualités de jeu sont
identiques.
Bref, ces deux disques sont ceux par lesquels
il faut découvrir sa musique, car ils en représentent la quintessence,
et ont une magie qu'on ne retrouvera pas dans les disques de studio
postérieurs comme We will meet again (1979)...
On peut, pour la toute fin de carrière, citer encore le très bon Paris concert,
enregistré le 29 novembre 1979 à l'Espace Cardin, et publié en 1983-84,
édité aujourd'hui en 2 CD à acheter séparément (!?), sous les noms de Paris concert : edition one et Paris concert : edition two,
l'ensemble formant un excellent témoignage de la musicalité du
pianiste, peu de temps avant sa mort. Deux beaux disques, sans morceau
particulièrement émouvant, mais homogènes dans la qualité. Et pour les
inconditionnels de Bill Evans dernière manière, pour les fortunés ou/et
chanceux, il y a les trois gros coffrets posthumes regroupant les
dernières séries de concerts enregistrés en 1980, entre août et
mi-septembre (il est mort le 15, à 51 ans, usé par une hépatite mal
soignée et ses abus passés d'héroïne et de cocaïne) : Turn out the stars (6 CD), The last waltz (8 CD), Consecration
(8 CD). Ils contiennent évidemment beaucoup de redites, les morceaux se
retrouvant d'un concert à l'autre, mais Evans y est au sommet de son
art... A réserver aux inconditionnels, d'autant que ces coffrets ne
sont normalement plus disponibles...
Il faudrait, pour bien faire, aller voir dans les dizaines de
publications posthumes de ses nombreux autres concerts, mais cette notice contient déjà plus que l'essentiel...
CHET BAKER (1929-1988) :
L'autre grand trompettiste du cool jazz. Comme Miles Davis, sa
discographie est gigantesque mais plus inégale... Il est nécessaire de
chercher pour savoir quels sont les meilleurs disques, car il a eu des
périodes creuses, selon les soubresauts de sa vie désordonnée, et son
rapport à la drogue et à l'alcool, tandis que ses frasques judiciaires
et sa gueule de mauvais garçon nourrissaient la presse à scandales...
Son jeu et le son de son instrument sont plus sensuels, moins tendus
que ceux de Davis, et on peut lui reprocher parfois de frôler la
guimauve, une certaine vulgarité. La plupart du temps, contrairement à
Davis, il ne bouche pas sa trompette, ce qui est moins sombre, moins
triste, moins menaçant. Son jeu est plus facile d'approche, et sa
musique se prête davantage à l'accompagnement de soirée, au fond
sonore. Chet Baker est aussi connu pour sa voix très particulière, car
il chante très bien, avec beaucoup de douceur, de fragilité, et un
timbre presque androgyne.
Je suis très loin de connaître toute sa discographie, mais je vais
dégager les albums les plus réputés, plutôt consacrés aux ballades, où
il est à son meilleur :
- Chet
(1959) : un disque soyeux, où tout est lent, sensuel, mœlleux,
délicieusement alangui. Les musiciens sont de premier plan : Pepper
Adams au saxophone baryton (dont le timbre épais et grave est un
régal), Bill Evans au piano, Kenny Burrell à la guitare, Paul Chambers
à la contrebasse, Connie Kay à la batterie, et Herbie Mann à la flûte.
La magie opère tout du long, et donne à entendre quelques standards
comme Alone together, How high the moon, It never entered my mind, September song, You and the night and the music, et rien n'est à jeter... Un des phares de Baker.
A suivre
SHIRLEY HORN (1934-2005)
MCCOY TYNER (1938- vivant) :
Il
serait abusif de compter McCoy Tyner parmi les plus grands jazzmen de
l'histoire, ou même comme l'un des plus grands pianistes, même si sa
virtuosité le place parmi les bons, mais on doit lui reconnaître à la
fois quelques qualités marquantes dans son jeu, en tant
qu'accompagnateur, et quelques très bons morceaux, en tant que leader.
D'abord, il accompagna Coltrane magnifiquement, de 1960 à 65, imposant
un style d'accompagnement original, très prenant et lancinant,
notamment par une main gauche martelant une basse à la fois obstinée,
sombre et rythmique, souvent plaquée en accords ascendants à partir
d'un appui profond dans le grave, ce qui produit un effet hypnotique,
et soutient idéalement le jeu du saxophoniste. Les disques évoqués dans
la notice sur Coltrane le montrent. Pour ce qui est des disques
qu'il a enregistrés en tant que leader, il y en a des dizaines (dont je
ne connais que quelques-uns), et, globalement, ce qu'il a fait à partir
des années 70 se perd dans un jazz pas très habité, aux influences
funk, afro et latin jazz pas passionnantes, mais il a fait quelques
albums recommandables dans les années 60 :
- Today and tomorrow
(1963) : ça n'est pas le meilleur Tyner, et cet album de 1963 qui
s'inscrit bien dans son temps n'innove pas, mais il a une très bonne
tenue. Pas mal de musiciens l'accompagnent, changeant selon les
morceaux : Elvin Jones et Tootie Heath à la batterie, Jimmy Garrison et
Butch Warren à la contrebasse, Thad Jones à la trompette, Frank
Strozier à l'alto et John Gilmore au ténor... La première composition, de Tyner, est la plus belle du disque : Contemporary focus
est un déferlement sauvage de 8 minutes où on retrouve l'intensité et
le jeu au piano de ce que Tyner fait à la même époque avec Coltrane.
Elvin Jones y est phénoménal (comme d'habitude), et les souffleurs
déploient la puissance nécessaire. Ensuite, le standard A night in Tunisia est métamorphosé, plus cité que respecté, dans un style alerte et enlevé. T'N blues,
de Thad Jones, est classique, un mid tempo agréable, où la section de
cuivres (ils sont quand même trois) a un rôle important. Plus classique
encore est Autumn leaves,
standard parmi les standards, lui aussi très séduisant, bien loin des
hardiesses du premier morceau. Arrive la deuxième composition de Tyner
sur ce disque, Three flowers,
l'autre morceau de bravoure, de 10 minutes, avec un thème à la Miles
Davis, ouvert par les cuivres, lui non plus pas novateur, mais
entraînant, lui aussi bien agréable, plongeant l'auditeur dans un
confort mœlleux, un bien-être sans arrière-pensée, ample et suave,
avec à nouveau un Elvin Jones puissamment présent, qui contribue à
donner du relief au morceau. Le dernier morceau est une ballade très
cool, When sunny gets blue,
morceau d'atmosphère qui ne retient pas particulièrement l'attention,
mais achève le disque dans une ambiance très "after midnight". J'ai
oublié de préciser que les soli de piano occupent une place
prépondérante dans chacun des morceaux... Bref, si ce disque ne donne
le grand frisson que sur la première plage, il est en tout cas de
qualité homogène, sans déchet, et s'écoute avec plaisir d'un bout à
l'autre.
- The real McCoy
(1967) : c'est à mon avis le meilleur disque de Tyner, se hissant au
rang des grands disques du jazz, où tout est bon, sans faiblesse, avec
des thèmes mélodiques qui font mouche, tous des compositions de Tyner.
Les musiciens sont l'excellent Elvin Jones à la batterie, lui aussi
issu du quartette de Coltrane (et donc vieux complice de Tyner), au jeu
puissant, riche, spectaculaire, Ron Carter à la contrebasse, qui a
joué avec beaucoup de pointures, et Jœ Henderson au ténor, dont le jeu
âpre et le son droit, puissant, agressif, qui vous emporte, font
forcément penser à Coltrane, mais sans pâtir de la comparaison ni faire
penser à une imitation. L'osmose est parfaite, et les 5 morceaux sont
très bons, l'ensemble du disque faisant indéniablement penser à des
disques comme "My favorite things" ou "Ole Coltrane" (voir notice sur
Coltrane). Le premier morceau, avec un thème un peu à la Monk, sur un
tempo rapide, Passion Dance, donne tout de suite le ton par sa puissance frénétique, sans répit pendant près de 9 minutes. Le deuxième morceau, Contemplation, est le
clou du disque, composition magnifique, au thème à la fois sombre et
incandescent, sur une rythmique de ballade créant une atmosphère
profonde, puissante, lancinante, obstinément répétitive, où on croirait
entendre la "voix" de Coltrane. L'ouverture du morceau est d'ailleurs
surprenante car, avant que le thème n'arrive, le ton de ballade semble
annoncer un morceau calme, détendu, chaloupé, qui ne laisse pas deviner
la force tragique et la tension qui vont habiter les 9 minutes de ce
morceau digne de figurer parmi les grandes compositions du jazz. Un
chef-d'œuvre. Le thème du troisième morceau, Four by five,
fait encore plus penser à Monk, mais la comparaison s'arrête là, car
c'est un morceau effréné, plus poussé dans la direction free jazz, plus
sauvage et globalement moins mélodique, sans doute le plus difficile
d'accès, et le moins séduisant. Le quatrième, Search for peace, est une belle ballade avec un thème agréable où Henderson rend son saxo mœlleux, et le cinquième, Blues on the corner,
est à nouveau un morceau dont le thème, par ses écarts mélodiques et
son caractère dissonant, fait encore penser à Monk, dans un mid tempo
plaisant où Henderson donne quelques traits bien âpres et râpeux. Bref,
ce disque fait à mon avis partie des classiques du jazz.
ERIK TRUFFAZ (1960-vivant)
BILL CARROTHERS (1964-vivant)
BRAD MELDAU (1970-vivant)
Si mes avis vous intéressent,
vous pouvez en retrouver sur le site Amazon, où je laisse des
commentaires, sous le pseudonyme EB : Commentaires EB
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